1) Patrick Quillier
: Voix éclatées (de 14 à 18),
éditions Fédérop, collection Paul Froment, 2018, 408 pages, 25 € (ISBN :
978-2-85792-238-4).
Un oratorio
bouleversé
Patrick Quillier est professeur de Littérature générale et
comparée à l'Université de Nice ; il est traducteur, du portugais (notamment
Pessoa, pour la Pléiade) et du hongrois ; il est compositeur aussi ; mais il
est (avant tout ?) poète.
« Livre fleuve d'une parole scandée. Le vocable ici exprime
ce qui ne peut être dit qu'en poésie. [...] la langue en son éclat a toujours
été l'arme du poète. Patrick Quillier donne la parole à la parole jusqu'au
souffle du verbe qui insuffle aux mots une pulsation devenue ballades et
chansons. [...] il rappelle que les sons, le rythme et la cadence du dire
poétique permettent, sous la haute voûte de l'esprit, l'exorcisme de l'âme.
[...] Ainsi transforme-t-il des anecdotes de guerre en bornes de la fraternité
humaine. » (extraits de la préface de Gabriel Mwènè Okoundji, p. 7 et 8).
Dans cette œuvre / chef d'œuvre, « [...] l'écoute des voix éclatées qui retentissent encore
dans les mémoires sensibles s'est faite selon le tempo et la scansion du décasyllabe, vers traditionnel français de
l'épopée. Il s'est agi de les faire résonner, ces voix entendues, dans l'espace
mental configuré par les contraintes rythmiques du décasyllabe, un décasyllabe
plus secoué, voire cahoteux, que ne l'aurait permis une écriture soumise aux
règles contraignantes de la tradition, en somme un décasyllabe éclaté lui aussi
», explique l'auteur (p. 401).
Et c'est bien d'une épopée qu'il s'agit là, en effet, d'un
« oratorio bouleversé » (p. 402), une
symphonie épique qui fait entendre de multiples voix racontant, dans une sorte
de quadriphonie imprimée, une immense « leçon de ténèbres » contemporaine, les
horreurs inouïes, inacceptables, insupportables de cette guerre,
«
[...] folie
complète, absolue,
toute pure, sans
nom, inouïe,
inexcusable [...] » (p. 171).
Tout au long de cette épopée grandiose, cette « médication des hauts récits » (p. 40), Patrick
Quillier ne cesse de dénoncer vigoureusement cette guerre, aujourd'hui
centenaire, qui a privé des centaines de milliers de jeunes gens de vie, de
futur, d'à-venir,
« [...] enfants du
pays arrachés
au pays
arrachés à cette vie
arrachés à leurs
monts
à leur rivière
à la cascade
à la clue
au village
à leur famille
à leurs amis
à
leurs
amours
à leurs travaux
et à leurs jours » (p. 96).
Le poète fait dire à Maurice, un jeune soldat : « [...] Je veux qu'on
pense quelquefois à
moi comme on pense
à un ami qui voulait
vivre et qui
maudit cette guerre
qui m'a fauché
avant de connaître la
vie, en pleine
santé et en pleine
force. [...] » (p. 339)
Patrick Quillier accuse, dénonce sans relâche : « L'impôt du sang
les a hors
d'eux-mêmes appelés ! tous !
au tournant de leur
vingtième année, ordre
de vie et de mort.
"Patrie, ô nom de
haine ! Où donc
l'harmonie de la diverse
et une humanité
?..." » (p. 220)
«
[...] à bas la guerre, le monstre
le plus affreux
qu'aient engendré les vices
des hommes ! Que
voit-on ? S'entre-tuer
en masse des hommes,
des hommes qui
ne se connaissent
pas, ne se haïssent
ni ne s'aiment. [...]
Guerre à la guerre !
Combattons-la par
tous les moyens.
C'est à cette mission
que je me dévouerai,
si j'en réchappe,
si je reviens chez
moi. [...] » (p. 351-152)
« [...] malheureux
tous ces morts
aux moissons
innommables de l'histoire
[...] malheureux tous
ces morts gibier sans fin
aux chasses sans
pitié de la bêtise [...] » (p. 13).
Ces Voix éclatées trouveront
leur place auprès du Grand Troupeau de Giono et des Poilus de Delteil... Nul doute que le
souffle vivace de cette œuvre gigantesque va nous bousculer encore longtemps !
Élisée
Bec
*
2) Colette Daviles-Estinès
: L’or saisons, avec treize reproductions en
couleurs d'œuvres de Philippe Croq, Tipaza, 2018, 138 pages, 30
€ (ISBN : 978-2-912133-46-5).
Une Orpailleuse de finitudes
Qui, avant de le
tenir enfin entre ses mains puis d’y engager ses regards, ne le
connaissant pas encore mais l’ayant un peu deviné par assiduité aux Volets ou vers, le riche blog accueillant
de la poète, et aux revues, au chaleureux Lichen
d’Élisée Bec en particulier – qui donc ne s’ennuyait souvent, impatiemment, de L’or saisons ?
Dans cet ouvrage aux
pages végétales, branches-feuilles souples accolées au tronc du dos, les poèmes
de Colette Daviles-Estinès fascinent par une constance beauté diffractée en
inflexions menant très loin, et l’art de Philippe Lecoq intercale des peintures
polysémiques comme autant de superbes jalons et relais complices.
Sa découverte,
lexique et picturale, procure un
multiple plaisir, un enchantement. Étrangère au virtuose, au
péremptoire, au savant, mais au contraire amie des présences et signes, les
apprivoisant, les creusant, s’y apprivoisant aussi, proposant en partage tout
un cheminement parmi eux, la parole inspirée de Colette Daviles-Estinès suscite
ce rare bonheur.
Parole traversée, et
du lent, nuancé tournoiement des saisons rendu par un paysagisme lié à
l’intériorité, et de saisies instantanées touchant parfois à la captation pure,
et d’une vivance
(selon le mot de la poète) évolutive à même le truchement varié, complexe, du
monde, non abstraite de lui. Parole-tentative et parole-découverte, à la fois
très vibrante, chatoyante et d’un tracé si sûr, comme nécessaire, avec ce
quelque chose de parfait d’un geste calligraphe. On devine par quelles mailles
fines, quelle exigence personnelle sans préjudice du naturel, de la fantaisie
même, quel dû à la Langue aussi, d’abord et toujours, l’attention à l’alentour
et à soi de Colette Daviles-Estinès infuse, passe et passe, se tamise jusqu’à
l’obtention d’un parachevé – sans prétention, à l’instar de l’absence de
majuscule à l’or du titre.
Les citations se
bousculent ; en voici plusieurs dont on identifiera ou devinera les liens
avec les traits ci-dessus dégagés (pardon pour les poèmes ainsi morcelés, mais
ces passages devraient donner envie de les lire…).
Accrocher un verbe
bleu aux phrases du vent (Arrimer
en pays d’automne, p. 19)
Le souvenir est neuf,
je l’ai puisé demain (Le courant des
rivières, p. 23)
Jeter à la mer /
l’amer des choses (Avec des si, p. 25)
Je passe à gué ma
solitude / Le ciel se propage (Éternité, p. 29)
Prendre le pouls de
l’hiver / Aux poignets nus des arbres (Un hiver au soleil, in Albâtre, p. 48)
C’est à se prendre
les pieds dans la lumière (Le
temps se lève, in Albâtre, p. 48)
Frotter les mots –
têtue – / aux tessons de la nuit / User beaucoup de silence (Têtue, in Nocturnes, p. 60)
C’est plein de vivance
dans ma vie (La vivance, p.74)
C’est du silence qui
traverse / noir velours / une pipistrelle (Pipistrelle, p. 89)
Une mouche fouille la
chair de l’air / elle vibre et s’agace / au carreau bleu du jour (Chaleur, p. 90)
Jour bleu torride /
compact / Façade de ciel lisse / Aucune prise sur les mots / et j’écris que /
je n’écris pas / Soudain l’invisible déchirure
/ d’un avion à réaction / … / Aucune trace pourtant (Bleu, p. 93)
Écrire, et pourquoi
non ? / … / Pourquoi non, le chiendent ? / Et même l’ombre, oui / même
l’ombre rayonne, vénéneuse / épanouie
(Et pourquoi non ?, p. 114)
Justement / il y
avait comme une buée / sur les carreaux que je n’avais pas (Vers à travers verres (correcteurs), p.
121)
… Mais L’or saisons offre davantage à qui le
découvre. Le recueil accède à la plénitude de cette première identité par la
grâce d’un mouvement foncier de désir
poétique qui de bout en bout le mène.
Au nombre des entrées
plausibles dans le cœur de l’ensemble, celle-ci en particulier apparaît
porteuse de pertinence. Il s’agit d’un désir incluant le courage d’être et de faire (selon l’étymologie du mot
poésie) quelles que soient les variations intérieures ; d’assumer la
Parole et ses valences, ses gratifications, les douleurs qu’elle met au jour,
ses possibles dangers, ses ravissants inattendus. D’un poème à l’autre,
l’audace du dire est un enjeu que gagne la loyauté ferme avec soi, le réel et
la langue. Il y va de la métabolisation en substance de partage des ressentis
qui visitant la poète la touchent, la mobilisent. Une énergie, volonté et amour
de la vie confondues, la pousse à embrasser toutes choses éprouvées – dans un
élan toutefois indemne d’illusion.
Car Colette
Daviles-Estinès n’est pas dupe des limites du chemin, des données fuyantes ou
adverses de l’existence : en un mot-clef, d’aucune finitude. Si par exemple
mélancolie, solitude, nostalgie, sentiment de vanité ou d’insuffisance n’ont
pas le dernier mot de ses pages, elles les visitent, que ce soit en sourdine ou
par élancements, concurremment aux inclinations heureuses, confiances,
sourires, rencontres du beau, déclinaisons du sens. Comment en serait-il
autrement dans une vivance authentique
dénuée d’auto-bercement ? Dès lors, que faire dans l’émouvant ici de vivre, marqué d’une façon
ou d’une autre, même partiellement, par la carence ontologique ? Combien,
à la place de la poète, verseraient dans le ressentiment ou la plainte, ou
encore le désabusement esthétisant, etc. Le cap tenu par elle n’a rien à voir
avec de telles compensations. Son cours est quête d’un lointain de profondeur, quête
toute de sincérité, de présence réceptive et questionnante, intense, recueillie
même, parfois échardée d’un vertige de pari ou aiguillonnée d’humour, « Allant vers » (on
aura reconnu le début du titre de son précédent, superbe livre de poésie) la
part de non-leurre, le petit peu à l’épreuve des mélanges, la fine pointe
qualitative, le presque rien précieux, infime éparpillé ou ondoiement furtif,
tremblant, comme fragile, friable, palpitant autour de la poète et en elle,
ineffable mais décelable, approchable, intimement vécu et transmis par la grâce
des mots et silences mutuellement accordés… l’or des saisons soi-même,
poussière, paillettes et pépites de toutes les saisons et aspects d’une voie de
par le monde. Et au moins autant, à travers ces scintillements, veine mise au
jour d’un pur talent confirmé de haut carat incontestable.
Si l’interprétation
sous l’angle du désir poétique n’en exclut pas d’autres éventuelles, la lecture
et relecture attentive de ces pages immersives et souvent bouleversantes
convainc de sa validité. Les citations qui suivent par exemple, quelques-unes
parmi tant d’autres possibles, présentent plus que l’apparence d’une
justification. Mais qu’elles servent avant tout, comme les précédentes, la vérité
d’une œuvre magnifique. Qu’elles invitent à y entrer.
j’ai joué ce qui
reste / j’ai gagné ce qui vient / le vent charrie du ciel, les oiseaux des
rivières / ma vie, un allant vers (La vie en crue, p. 40)
Existe-t-il une pause
dans le temps / Dans l’espace ? / Se dire je souffle un peu / … / un
non-lieu / en fin / au large de toutes les nuits ? (Non-lieu, p. 46)
Du bonheur plein le
regard / Juste ce regard-là / sans se retourner (Aube, p. 51)
J’échangerais tous
les oublis / pour une seule parcelle de mon trajet inachevé / infini / Soif de
vivre / une vie à tous les vents (Soif, p. 54)
Le bec d’une
tourterelle / un brin occupé…(Printemps, p. 55)
Je m’approprie le
soir boisé / – la part rauque des chevreuils– / et j’ai la clef de la rivière (Ici, p. 73)
À vrai dire je ne
sais que faire / de ces vers cueillis dans l’été / tels des bribes de songe /…
/ Seulement un poème / dans le sens des aiguilles / à détricoter le temps (Champêtre, p. 76)
Et dans le torrent,
le soleil / rush d’étinclles à flot bouillon / … / Ce peu de loin / entre les mailles (Ce peu
de loin, p. 78)
Ce silence est-il
truqué ? / … / Je peux aimer longtemps ainsi / attendre / que le ciel
s’averse
(Et cette nuit ?, p. 99)
Cascadent les chants
d’eau / des ruisseaux qui assaillent chaque porte de la terre / Laisser au bord
des routes / les parapets flanqués de bouquets de mémoire / … / Je suis riche
héritière de l’aube et de son souffle (Remise de peines, p. 109)
Faire ce que je
dois : / … / Laisser filer les rives / la rivière / les passeurs de comètes (Ce tout
poème, p. 113)
Qu’importe si le vent
ressasse la lumière / c’était vivement vivre / vivement vivre loin (Ce
livre, la vie, p. 128)
Voici enfin un poème
(p.126) retranscrit en entier. Qu’on y trouve, condensés, le don de simplicité
magique et la façon d’être si attachante, humaine parmi les humains, de la
poète – autant dire, son exemplarité.
Laisse dire
On m’a dit c’est bleu
ce que tu écris
On m’a dit mais
c’est bleu nuit
Alors aujourd’hui
je n’ai prononcé que des oiseaux
Ils battent de leur aile
le parvis des jours
… À présent le livre
est reposé. Le regard le quitte.
En deçà du regard,
cette sensation, claire comme une certitude, que L’or saisons fait mieux que d’habiter les pages.
Il y germe.
Clément G. Second
Merci encore cher Clément !
RépondreSupprimerEt merci à Patrick Quillier pour son époustouflant recueil, d'une force bouleversante. Oh guerre à la guerre oui...
Merci à Clément G. Second pour ses notes de lecture et pour la découverte (en ce qui me concerne) de textes qu'il a le don de choisir et de faire partager, avec enthousiasme.
RépondreSupprimerOui, ce recueil est à mes yeux intérieurs une germination d'or.
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