Sergueï
Essénine, Journal d’un poète,
traduction par Christiane Pighetti. La Différence, 2014 ;
L’Homme noir,
Circé, 2015, traduction par Henri Abril, lus par Didier Gambert.
Presque
cent ans après la mort (suicide ou assassinat) de Sergueï Essénine
(1895-1925), les éditions de la Différence et les éditions Circé
publient, en traduction et en langue originale (belle occasion de
tenter l’apprentissage de la langue russe), un ensemble de textes
écrits entre 1910 et 1925. On y trouve notamment le dernier poème
de l’auteur, écrit avec son sang (peut-être faute d’encre selon
certains) et glissé dans la poche d’un ami, la veille de sa mort.
Jusqu’à présent des fragments de l’œuvre étaient disponibles
dans l’anthologie déjà ancienne, publiée par Armand Robin :
Quatre poètes russes : Maïakovski,
Pasternak, Blok, Essénine (Le Seuil, 1949,
et Le Temps qu’il fait, pour la réédition de 1985). On pouvait
également accéder au volume de la collection « Poètes
d’aujourd’hui » écrit par Sophie Laffitte, paru chez
Seghers en 1959. Autant dire que les deux publications récentes
permettent au lecteur curieux de se faire une idée plus précise
d’un auteur rattaché à « l’Âge d’argent » de la
poésie russe, qui précède et accompagne l’époque de la
révolution de 1917.
Essénine
est assez mal connu du public français, même si le poète René-Guy
Cadou l’avait célébré dans le poème « Ode à Serge
Essénine », en 1949 : « Qui
se souvient des journaux de 1925 ? / Une feuille égarée fait
rage dans la cour / Et l’automne démantèle les tours / Le poète
Essénine s’est tué. »
(Poésie la vie entière,
Seghers, p.327). Jim Harrisson avait par ailleurs, preuve de
l’importance accordée au poète russe, publié un recueil traduit
en français sous le titre de Lettres à
Essénine. On retient son mariage avec
Isadora Duncan (elle ne parlait pas le russe ni lui l’anglais), ses
frasques à l’hôtel Crillon à Paris, son alcoolisme, et on oublie
de mentionner qu’Essénine a été le Rimbaud russe. Les premiers
poèmes retenus dans les deux anthologies citées plus haut datent de
1910. Le poète avait alors quinze ans : « Voici
le soir. La rosée / brille sur l’ortie. / Au bord de la route /
contre un saule je m’appuie // De la lune, sur notre toit /
ruisselle une grande lumière. // Quelque part au loin / un rossignol
chante. […] (« Radounitsa », La
Différence, p. 33). Essénine est un poète de l’ancien monde
russe, de la proximité sensible de la nature, qui est un être
vivant à part entière. D’ailleurs, c’est sous l’aspect du
« poète paysan », avec son accordéon, ou « talianka »,
qu’il sera d’abord appréhendé : « Sonne,
résonne, ma talianka
aux peaux mélodieuses. / Cours à la barrière, la belle, au-devant
du fiancé » (La Différence, p. 39).
Les
deux anthologies adoptent une présentation chronologique qui permet
d’accompagner l’itinéraire du poète, de ses premiers textes
empreints de la perception du monde naturel, jusqu’aux poèmes
contemporains de la Révolution, de ses idéaux et de ses drames ;
de son périple en Europe et aux États-Unis
jusqu’à son retour en Russie, puis à sa mort.
Les
deux éditions offrent l’heureuse possibilité d’effectuer
quelques comparaisons : « L’Automne », poème de
la première période (1914) se présente sous deux traductions
différentes, occasion pour le lecteur de réfléchir à l’art du
traducteur : « Sur les pentes
abruptes de genévrier tout est calme. / L’automne, jument rousse,
se frotte la crinière. // Du linceul alluvial qui borde le fleuve /
on perçoit de ses fers le cliquetis bleu […] » (La
Différence, p.51). Même texte, Circé, p. 51 également :
« Tout au bord du ravin, silence de
genièvre. / L’automne — jument rousse — gratte sa crinière //
Au-dessus des berges et du voile de l’eau, / On entend le
claquement bleu de ses sabots. » De la
comparaison naît un sentiment un peu troublant : il s’agit
bien du même texte, mais ce qui n’est pas métaphore dans un texte
le devient dans l’autre (silence de
genièvre). Peut-être, comme le signale
André Markowicz dans Ombres de Chine,
faudrait-il lire le plus grand nombre possible de traductions d’un
même texte, y compris dans les langues étrangères que l’on
maîtrise, pour se faire la sienne propre.
L’exercice
de la comparaison laisse parfois le lecteur perplexe, indécis. Que
faut-il choisir entre : « Le
pourpre de l’aube s’imprime sur l’étang. / Dans le petit bois
avec le glas sanglote le tétras » (La
Différence, p.41) ou : « Sur le
lac s’est tissée la pourpre du couchant. / Les tétras dans les
bois sanglotent en tintant. » (Circé,
p.33). Aube ou couchant ? (le français permet « crépuscule »,
qui peut être du soir ou du matin). Imprimer ou tisser ? Glas
et chant du tétras, ou association des deux ? Le lecteur fera
son choix en fonction de ses goûts.
On
remarquera, dans de nombreux poèmes, une tendance, forte chez le
poète, à « animaliser » ou « personnifier »
le décor naturel : l’automne est une « jument ».
Dans un autre texte : « Les saules
écoutent / Siffler les rafales… »
(Circé, p. 49). Dans « La Lune disparue », « Un
nuage, souris grise / accourut, et fouetta / le ciel de son énorme
queue. / De la lune, l’œuf / brisé, glissa / au loin derrière la
colline. » (La Différence, p. 58). De
nouveau, l’image de la jument : « Les
nues accouchant hennissent / Comme cent juments, / Un feu d’ailes
rouges glisse / Là-haut, clapotant »
(Circé, p. 65).
Essénine
mériterait de longs développements. Retenons toutefois quelques
poèmes. « La Chanson de la chienne », présente dans
l’édition Circé ainsi que dans le « Poètes d’aujourd’hui »
procuré par Sophie Lafitte, représente assez bien cette première
manière de l’auteur. Il s’agit d’évoquer une chienne à qui
son maître a retiré et noyé ses sept chiots : « Tôt
matin, cachée dans la grange, / Au milieu des nattes dorées, / La
chienne avait mis bas sept chiots, / Sept chiots tout roux bien
alignés. // Et jusqu’au soir même, sa langue / Les caressait et
les coiffait ; / Comme un ruisseau de neige tendre / Sous son
ventre chaud s’écoulait. // Mais à l’heure où toutes les
poules / Se sont figées sur leur perchoir, / Le Maître vint et dans
un sac / Mit les sept chiots, sans un regard. // Dehors, parmi les
tas de neige, La chienne courait sur sa trace… / Longtemps,
longtemps l’eau vive encore / En a tremblé dessous la glace […] »
(Circé, p. 59 ; cf.
Seghers, p. 149). Le drame ainsi relaté condense une bonne part des
thèmes de la poésie d’Essénine : la vie rurale, l’hiver
russe, l’attention sensible portée aux animaux, la cruauté
omniprésente.
1919,
année de famine et de misère, voit la rédaction du poème
« Caravelles-haridelles » : « Si
le loup hurle à l’étoile, c’est / que les nues ont englouti le
ciel. / Haridelles éventrées, / noires voilures des corbeaux // Des
hoquets nauséabonds du blizzard / l’azur ne sortira pas ses
serres ; il plane / sur un jardin de crânes jonché d’aiguilles
d’or, / sous le hennissement des tempêtes » (La
Différence, p. 183). Le
poète aurait écrit ce texte après avoir vu, dans les rues de
Petrograd ou de Moscou, des cadavres de chevaux sur lesquels des
corbeaux s’étaient perchés.
Revient
également un thème présenté comme éminemment « russe »,
à savoir celui d’une errance perpétuelle. L’idée même de
l’isba serait, selon Sophie Laffitte, celle d’une maison sans
attache ni racine. Or Essénine écrit : « J’en
ai assez du pays natal / à me languir d’étendues de seigle, / je
vais quitter ma chaumière, / me faire vagabond et voleur. »
(La Différence, p. 71). Le poète est un ami des marges : « Je
suis un pauvre vagabond » (id.,
p. 55) ; « J’ai quitté la maison
natale » (ibid.,
p. 75).
Retenons,
pour finir, dans un poème de 1920, la figure du « houligan »,
mot que la langue russe a importé de l’anglais : « […]
Qui n’a vu bouillonner dans la nuit / Une
troupe d’ardents merisiers ? / Cela m’irait, dans la steppe
bleue, / D’être avec un gourdin, embusqué. // Ah, ma tête-buisson
s’est fanée, / Dans la geôle chantante on m’enterre ; / Au
bagne des sentiments il faut / Faire tourner la meule des vers //
Mais ne crains rien pour mes chants, vent fou, / Recrache les
feuilles calmement : / Malgré ce sobriquet de « poète »,
/ Comme toi je reste un houligan. »
(Circé, p. 130-131). Le « poète » revendique une forme
de liberté outrancière, qui est celle même du vent, difficile à
assumer lorsque la Révolution de 1917 évolue vers la constitution
d’un état totalitaire et brutal qui ne fera pas de place à
l’auteur du poème « Inonia »..
D’où
le dernier poème, impossible à ignorer, daté du 27 décembre 1925,
jour, ou nuit, de la mort d’Essénine : « Adieu,
mon ami, adieu / Mon tendre ami que je porte en mon cœur. / Une
séparation prédestinée / est promesse de revoir prochain. //
Adieu, mon ami, sans geste, sans mot, / ne sois ni triste, ni
chagrin ; / en cette vie mourir n’est pas nouveau, / mais
vivre, certes, n’est guère plus nouveau. »
(La Différence, p. 256, reproduit en fac-simile).
Didier Gambert
Et je m'aperçois, un peu tard hélas, que les éditions La Barque ont également publié, en 2015, un volume bilingue des poèmes d'Essénine. Didier Gambert
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