Note de lecture

 

Didier Gambert a lu Et maintenant j’attends de Sabine Venaruzzo (L’Aigrette, septembre 2020).

 

Dans ce premier recueil Sabine Venaruzzo nous semble proposer une belle illustration du mot de Goethe selon lequel « toute poésie est de circonstance ». On se gardera bien ici de définir les acceptions multiples que peut prendre le terme, ou l’expression. On commencera par dire que la poésie « est de circonstance » parce qu’elle s’impose. Sabine Venaruzzo a pris le parti d’être de son époque et d’en embrasser toute la rugosité. D’emblée, le recueil nous semble s’engager sur les voies qu’avaient tracées avec honneur et panache les poètes de la Résistance, si bien présentés et célébrés jadis par Pierre Seghers.

Cette poésie est également « de circonstance » parce qu’elle prend appui sur des faits localisés et datés précisément, dont la poétesse a été, comme on peut le supposer, soit le témoin direct, ou indirect, selon que l’information lui est parvenue par l’expérience sensible, ou a été médiatisée. Quoi qu’il en soit, la « circonstance » a suscité la révolte.

Le premier poème du recueil, qui lui donne son titre, est dédié « À Khojali, jeune soudanais rencontré à l’église de Vintimille / Et à Marc-Alexandre Oho Bambé ». Sabine Venaruzzo a choisi de ne pas tourner le dos à cette grande détresse qui monte du Sud et vient échouer sur les plages d’une Europe perçue comme salvatrice dans le grand naufrage mondial. Une détresse à laquelle elle donne des noms, des noms dont on s’aperçoit qu’ils ont été écrits sur de petits cailloux. 

« Vintimille » semble être pour la poétesse comme l’épicentre d’une terre de douleur, et réapparaît une deuxième fois dans le recueil (avant d’être repris p. 90) : « Haras-Chœur / Un vingt-sept juillet deux mille seize à Vintimille » (p. 58). Écoutons les mots de la poétesse : « Le soleil matraque l’asphalte / Des jambes suspendues au grillage des heures / Un spidermanallongé bitume nous tend ses bras / Tandis qu’une clé de sol se renverse sur elle-même // Le comble de l’abandon / Décor fiction // On a froid au soleil » (p. 58). On pourrait également évoquer le fameux « Wozu Dichter… » de Hölderlin rendu par : « à quoi bon des poètes en temps de détresse ?... » Sabine Venaruzzo nous montre une humanité souffrante, et qui attend, souvent à nos portes : « Je suis né dans un rouge paysage / Parfumé d’entrailles et de poussières / Où les balles se fondent dans les corps / Où les enfants jouent aux billes de plomb // Et maintenant, j’attends […] » (p. 13). Ainsi commence le premier poème, qui va marteler par neuf fois la formule. Il s’agit de placer sous les yeux du lecteur une souffrance, une détresse dont il peut avoir tendance, par commodité, par confort, par une certaine forme d’« à quoi bon » ou d’impuissance, ou encore par indifférence, à se détourner. 

La poésie se veut donc ici « citoyenne », non pas d’une citoyenneté de papier, mais d’une citoyenneté plus profonde qui englobe l’humanité dans son ensemble, l’espèce humaine, celle qui transcende les frontières. Le poète, avec Sabine Venaruzzo, endosse cette citoyenneté humaine, dût-elle entrer en conflit avec celle que définissent les articles de loi. Ainsi, la poétesse consacre-t-elle un poème à deux défenseurs des hommes que l’on a, par commodité ou paresse mentale, appelés « migrants » : « L’Humanité avant toute chose », poème dont la dédicace est la suivante : « PourCédric Herrou, Pierre-Alain Mannoni / Pour tous les citoyens solidaires […] » (p. 60). Il s’agit là de célébrer deux personnes, militantes, qui ont eu, il y a peu, maille à partir avec la justice pour avoir, par humanité, porté secours à d’autres hommes, avant que le Conseil constitutionnel ne consacre le principe de Solidarité ou de Fraternité mettant ainsi fin, provisoirement, aux poursuites : « Le front calé entre les barreaux / Je sens une pulsation vibrer métal / Elle a le rythme de l’interrogation // Le grondement de la folie / Ou l’humanité avant toute chose ? […] Je suis le peuple bouc émissaire / De la faillite d’une république / Les valeurs qu’elle porte / M’attachent désormais au pilori // De la liberté égalité fraternité / J’ai fait passer l’humanité avant toute chose » (p. 60-61). Dans ces deux strophes, début et fin du poème, Sabine Venaruzzo nous semble retrouver quelque chose de l’esprit des Lumières, de son universalité, même si cela la conduit à se montrer critique envers une nation qui se dit issue justement de ce même esprit. Ce serait oublier que l’esprit des Lumières et de ses représentants, Voltaire, Boyer d’Argens, Dulaurens, et bien d’autres, est avant tout fait d’universalité et d’impertinence et qu’il se plaît à traquer les hypocrisies et les faux semblants, même s’il a fallu à certains de ses représentants endurer pour cela la prison ou l’exil, voire la prison et l’exil. L’engagement a toujours été périlleux, puisque, par nature, il s’élève contre l’injustice ressentie et consacre le courage.

De fait, dans une réécriture inspirée, Sabine Venaruzzo convoque la figure tutélaire de Paul Éluard et du poème « Liberté » souvent repris dans le cadre scolaire, au point qu’il peut être considéré comme un forme de « vulgate » de l’engagement : « j’écris ton nom Liberté / Dans le ventre de la mer / Pierres d’encre et de mémoire / Flirtent l’écho des chemins / D’un monde qui roule en ruines // J’écris ton nom Liberté / Sur les pas de ceux qui marchent / Qui voyagent et qui se tassent / Qui se jettent dans l’écume / De l’infini rebond d’un mur[…] Je crie ton nom Liberté / Sous les balles dans la peau / Sous un bonnet sans visage / Dans le sable et sous l’eau / sans phare dans un tunnel / Sous les coups à travers corps[…] » (p. 62-63).Face à nos indifférences de citoyens vivant au sein de toutes les commodités, la poétesse rappelle l’esprit de la Résistance, qui n’est pas ici résistance à l’Occupation, mais résistance à l’absence d’Humanité. Sabine Venaruzzo restitue sa noblesse à l’écriture poétique.

Une écriture poétique qui se veut moderne, et peut parfois évoquer la façon de certains poètes de « L’Avant-garde russe ». On pense à Maïakovski en particulier, qui sut en son temps mettre au service de son engagement les procédés littéraires du Futurisme. Ainsi, les dernières pages du recueil de Sabine Venaruzzo (p. 89-94), imprimées en blanc sur papier rouge non paginé, définissent-elles une forme d’engagement poétique sobrement, mais efficacement, intitulé P.P.F. C’est là ce qui nous fait penser à Maïakovski, qui exposait idées et théories dans une revue baptisée de l’acronyme LEF (Front de gauche de l’art). P.P.F. sonne en effet comme un slogan, un Manifeste : « Partir sur les routes ! Vaste chantier du poète / Projet Poétique Fondamental / P.P.F. ! Initiales de résistances ! Initiales d’existences ! / Actionner le verbe subversif du poète ! / Poète sauveur ! / Poète d’action tout terrain ! / Poète ramasseur d’images venues de l’enfer ! / Poète du réel ! / Poète transformeur ! / Poète générateur d’imaginaires ! […] » (p. 93). Une grande énergie émane de ces pages, à l’image d’un temps d’urgence où le réveil des hommes semble plus que jamais nécessaire : « Le rêve s’enrhume / À la fenêtre ouverte // Un nocturne désaccordé / Se joue dans un vieux transistor // Combien de jours encore / Vont se lever / Pour que renaisse la Terre » (p. 42). Cette inquiétude, cette impatience, nous la partageons, pleinement.

Une écriture moderne : « Ça flamme là-dedans / Ça colle très fort entre les os / D’un seul bloc / Assis – debout – couché // Ça  comprime l’espace occupé / Ça glutine bétail / D’un seul bloc / Assis – debout – couché // Ça strie peau sans visage / Ça scie figure en corsage / D’un seul bloc / Assis – debout – couché // Ça ne sent rien l’Autre, ça serre bien / Ça ne voit rien ça n’entend rien / Ça sert / D’une seule voix / D’un seul bloc / Assis – debout – couché // Tout le temps charcute tout le corps / Et tout un corps hirsute déclamant / Sa condition d’homme sur Terre / En terre / D’un seul bloc / Assis – debout – couché » (p. 43-44). Ainsi s’exprime la souffrance des hommes, de tous les hommes, perçus comme une communauté prisonnière, entassée, promise à un destin d’esclave : « assis – debout – couché », « sur terre » ou « en terre ». C’est à ce destin atroce que Sabine Venaruzzo, dans un geste de poète « performeur » nous convie à nous opposer, à comprendre que la souffrance de l’autre, c’est la nôtre, en réalité, au plus profond.

L’ouvrage fait l’objet d’un accompagnement artistique : un ensemble de photographies réalisées par Éric Clément-Demange, où apparaît souvent comme une espèce de Chaperon rouge (la poétesse elle-même) porteur de gants de boxe rouges, comme si le Chaperon rouge, dans un geste proche du sacrifice, avait déclaré la guerre au Loup— celui des contes, le loup-symbole.

Modernité encore : les dernières pages du recueil proposent d’accéder au site internet de la poétesse, tandis que des codes QR, ou QR code, permettent de voir et d’entendre plusieurs des textes présents dans le recueil. On s’imprègne avec émotion du court métrage L’humanité avant toute chose, réalisé en 2017 de Vintimille à Nice.

Dernière chose : la belle préface, en vers, de Marc Alexandre Oho Bambé, frère d’âme.

 

Didier Gambert

1 commentaire:

  1. Belle chronique, et salutaire, d'un texte à la fois percutant par son style, sa/ ses forme(s) qui servent pleinement la noblesse de la cause, celle d'une moderne poésie engagée.

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