Note de lecture



Didier Gambert a lu Blanc Corbeau d'Éric Jaumier (éditions Jacques Brémond, mai 2020, avec une préface de Claude Margat).


Il arrive que l’on soit saisi par une voix poétique : on a feuilleté un recueil juste paru, les quelques mots posés sur la page, leur agencement inhabituel (ce sont pour la plupart les mots de tous les jours, et parfois, rarement, ceux, plus convenus, de la poésie) ont suscité la surprise. On a le sentiment de se trouver face à quelque chose de fort, d’authentique, mais qui ne se dit pas. On a acheté le recueil, commencé à le lire, méthodiquement, puis dans le désordre, afin d’établir des liens, avec le sentiment de se trouver face à une parole de poète, tout en ne sachant pas très bien, si l’on s’interroge vraiment, ce qu’est un poète, en fin de compte, et ce que l’on veut dire par là.
Quoi qu’il en soit, c’est le sentiment d’une beauté retenue qui domine, d’un geste abstrait pourrait-on dire si on avait affaire à un artiste plasticien. D’emblée on a été frappé par des évocations créant la surprise, par des associations auxquelles on n’avait jamais pensé. On a éprouvé le frisson de la nouveauté, et de l’évidence : « chaque saison / martèle l’inconnu / de ses fruits » (p. 54), « celui qui voit / le soleil de trop / près / s’invente une mort » (p. 55), « l’air / ce matin porte / des gants blancs » (p. 53). Éclairs ou éclats de poésie que l’on emporte avec soi, presque dans sa chair, aussitôt qu’on les a lus.

Entre temps, c’est-à-dire très récemment, on a appris avec désolation que le poète juste découvert, l’électricien-poète d’Échillais, en Charente-Maritime — petite ville dominée par la silhouette anachronique du pont du Martrou —, avait choisi, sitôt son œuvre livrée au public, de rompre le bail qui le liait à cette terre. Et la découverte émerveillée a tôt fait de se convertir, hélas, en éloge posthume d’un auteur disparu, et d’une œuvre interrompue dans son surgissement, dont on est réduit désormais à espérer que seront révélés des textes inédits — ce qui est, semble-t-il, le cas.
Éric Jaumier a publié dans plusieurs revues (DéchargesMot à mauxÀ l’index, les Écrits du nord), mais aussi dans Lichen, entre 2018 et 2019, et venait de confier, pour publication, plusieurs textes à Élisée Bec.
Il avait en outre signé un premier recueil intitulé Lisières, dans lequel il commentait, ou paraphrasait poétiquement, des réalisations plastiques de Claude Margat, ouvrage que nous regrettons de ne pas avoir pu encore consulter.

Revenons-en à Blanc corbeau. Pendant un certain temps, en effet, on se dit, le lisant, mais de quoi nous parle ce poète ? Quels sont ces étranges « totems », au nombre de dix, qui forment la première partie de son œuvre ?
« Totem B. // peu le ciel / mot pour mot // en voir la noce / partir // ensabler les bords / le reste // l’horizon de ta / voix // peu le mort // corps à corps / entre les paumes // un dire de sel » (p. 15). Telle est la poésie d’Éric Jaumier, étique, elliptique. Quelques mots, quelques signes qui disent autant qu’ils dissimulent. Une disposition à proposer de petits mystères que l’on pourrait presque qualifier d’autotéliques s’ils ne procuraient au lecteur un réel sentiment d’harmonie. Le plaisir se situe alors dans l’entrebâillement, l’entre jour, dans ce que l’on devine, ou croit deviner. Le lecteur, face à ces totems marquant l’entrée d’une terre nouvelle, , étrangement familière en même temps, se mue en déchiffreur de signes.
Tout cela est l’indice — si l’on admet au préalable que le poète n’est pas qu’un créateur de formes, un faiseur, mais qu’il habite cette terre, charnellement et spirituellement, et que sa poésie enregistre, d’une pointe plus ou moins aigüe, une forme d’activité tellurique, ou intérieure —  d’une suprême pudeur : « Totem de part en part. // on / cœur / doux // des mots comme / des oiseaux // parfums de / fer blanc // va / cette eau / terre ferme // de loin en / loin // un amer dans / le huis clos fragile / de la nuit // l’errance des chiens / broie la lune // dans la chambre / clouée à / ta voix // respire matin / de décembre // vie de voir / et d’être / au monde » (p. 20-21). La succession des trois premiers mots est indéniablement poétique dans son dépouillement. Elle dit la tendresse, sans en dire plus. Ne pourrait-on pas toutefois y lire aussi le plus conventionnel « un corps doux » ? L’on aurait alors affaire à un authentique travail de poète (au sens du faire poïétiquedes anciens Grecs) agissant de manière quasi artisanale sur la matière des mots. On y lit l’expression de l’errance, un sentiment d’à vau-l’eau, partagé entre un dehors où s’impose la présence des amers dans la nuit, censés nous guider, et un dedans incarné par l’univers de la chambre. La chambre qui est aussi la chambre des rêves : « Derrière les rubans / électrifiés / un cheval bai // derrière ma nuit / un autre rêve // hors des crémones » (p. 47). Que dire aussi de : « partout ces âmes / tannées » que l’on trouve dans un autre poème ? Ce qui pourrait n’être que procédé un peu convenu, attendu, demeure rare et trouve toujours sa justification dans le texte lui-même, faisant oublier l’idée même de procédé : « Empreinte / jusqu’au vent // nous sommes / deux // moyeux d’âge / autour // le citronnier n’a / que quelques fruits // partout ces âmes / tannées // que la soif / soulage » (p. 70).

Le soupçon s’immisce alors que ces mots sont aussi, peut-être, ceux de la douleur. Le poète n’est pas une « âme tannée », que les soleils marins auraient endurcie et recuite, mais se place plus souvent du côté des âmes damnées, que l’expression détournée appelle et souligne. Ainsi, le poème « L’approche » : « un couteau / une clef // pareil // on ne meurt / que quelques / heures // après / on voit venir… » (p. 57), établit-il un étrange rapprochement entre le couteau et la clef : tous deux actionnent une serrure, ouvrent la porte d’un autre monde. De même : « Le jour meugle / ramasse ses chiens // bat les cartes // une nouvelle nuit / serait de trop // vite / désapprendre l’heure » (p. 51)On peut déceler une forme de souffrance, d’abandon, de déréliction, renforcée par la présence du chien, animal revenant plusieurs fois dans le recueil, en particulier sous la figure inquiétante d’Anubis (chien, chacal, loup ?) : « peut-être / qu’Anubis veille / chaque nuit / et nous embrassons / des chiens / pour faire reculer / leur mâchoire // son temps n’est / pas si loin / un anneau / nous lie à son silence // médusés / nous cueillons / assez de nuit / pour remplir / le jour » (p. 59). Indéniablement, derrière la légèreté des mots, il y a là quelque chose de funèbre : « Les morts avec / un peu d’audace / ont cette / particularité / d’être si savants » (p. 42). Quatorze mots suffisent à impressionner, au sens photographique du terme, l’esprit du lecteur, à le hanter, sans qu’affleure la moindre impression de vacuité, signe que cette œuvre est reliée à une expérience intime qui la subsume, qu’elle plonge à des sources profondes, sans doute inconscientes.

Les quelques mots qu’Éric Jaumier a laissés sur sa relation à l’écriture présentent celle-ci comme une « transe ». Le texte est assez peu retravaillé, ou pas du tout, afin de « ne pas trahir la source ».

Ceci étant dit, c’est la beauté des textes qui s’impose, une beauté douloureuse, peut-être une façon, pour le poète, de danser sur un volcan : « Entendu / descendre / frapper // l’hiver a repris // on s’en est allé / une chouette / couvrant chaque mot // nous n’avons / rien / dit / rien appris // on ignore / on vit conquérant // l’imposte des silences / écrase / ce qui reste » (p. 37). Ces textes frémissent d’images de séparations, de silences, de solitudes : « Erre dans la / chambre / matin de capucine // tenir serré / ne pas risquer / le jour // l’œil se tient / sur ce rocher / matinal // comme toi je / suis ce / bout du monde / qui peut voir // j’en suis sa / chair » (p. 32), ou encore : « Ici // tu as tout / dit de loin // fabricant le / vent // d’un geste amer / congédié / poissons et chats » (p. 31). Là encore, une économie de moyens remarquable, seize mots pour dire l’abandon, culminant sur l’évocation familière et touchante des « poissons et chats » congédiés, figures antinomiques et associées, l’un, peut-être rouge, dans son bocal, l’autre, intrigué, le guettant, prêt à s’en repaître.

Évidemment, les circonstances influent sur la lecture que l’on peut faire, désormais, de cette œuvre. Jacques Brémond, l’éditeur, avait cru y déceler, dès l’origine, la marque d’une certaine fragilité. 

Retenons, pour finir, la beauté propre, et mystérieuse, de certaines évocations : « Cardère // sur cette route / mes yeux connaissent / leur royaume // ce terrain vague / recouvert de cardères / secs [sic]/ têtes aux vents / dressés // armées de chardons / piégeant le temps » (p. 71)Le « royaume » côtoie le « terrain vague ». Les fleurs séchées de la cardère, aux formes presque médiévales, se dressent comme des sortes de totems, ou squelettes de fleurs, face à une sorte d’éternité.

Didier Gambert

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