La
ville
Et puis ça vient, la direction de la ville. Les études. Elle est de plus
en plus proche la ville elle s'agrandit elle brille. On la voit le soir, suffit
de monter une côte, elle est là juste derrière. La route qui y mène n'est pas
celle dont parle la grand-mère qui se rendait en ville avec la charrette et
l'âne les jours de marché. Ce n'est pas non plus la quatre voies d'aujourd'hui
qui contourne les villages. C'est plus la petite sente qui laisse pousser des
chardons sur ses bas-côtés pour que l'âne s'arrête et que le paysan crie. Mais
ce n'est pas encore le ruban gris, froid et prétentieux qui étire sa tristesse
interminablement. C'est une départementale sympathique qui prend le temps de
s'élargir devant les cafés de s'étendre en place de l'église. Une route qui dit
bonjour aux arbres.
Évidemment tout ça, ça prend du temps mais dans l'ensemble c'est du bon!
On y va en autocar la S.T.A.O. quand on rentre en sixième. Le premier jour
ça sent la « brillantine » le « sent bon » et l'inquiétude. On voit pas bien le
paysage trop occupé à retenir les recommandations. Et puis après on colle son
nez à la fenêtre on se dessine des repères, des cartes... — Les cartes les
guides. Les guides bleus vieux d'une trentaine d'années et qui indiquent des
lieux qui n'ont plus cours mais que l'on retrouve derrière les rides ou les
maquillages. Les traces d'une épaisseur d'une densité anciennes. Pas de
l'archéologie hein ! Un peu de nostalgie sans doute mais plus lourd que ça. La
gravité des générations additionnées. Pas fantômes. Bien réelles. Compactées
simplement. Automatiquement, par inutilisation. Double clic et hop !...
On colle son nez à la fenêtre. On regarde en bas au plus ras possible de
la vitre. On voit la bordure d'herbe et le petit sentier que tracent les
piétons nombreux encore. Dans le film À
l'ombre des châteaux un beau film alors personne n'est allé le voir, le
gars il a filmé ça, le petit sentier dans l'herbe qui borde les
départementales... Un ami c'est peut-être cela : Quelqu'un qui devine les mêmes
pistes que toi sous les fatras.
Piste c'est bien. C'est traces, signes. Indiens. La piste ça s'apprend ça
ne se prend pas. C'est comme on a dit, ça se fabrique en se devinant. Mon ami
est passé par là. Il y a longtemps. Je n'avais pas compris le signe. Pourtant.
Éric Cuissard habite à Reims. Il publie poèmes et récits
courts en revue, depuis une quarantaine d'années : Sol'Air (Nantes), Rétroviseur
(Lille), Friches (Haute-Vienne), Inédit Nouveau (Belgique) et Phooo (Calcutta). Trois recueils
publiés : Sténopé (Sol'Air), Angles des Cris Purs (Books on Demand)
et Le Résident des Interstices (Sajat). Présent depuis le n°
4 de Lichen, à l'exception du n° 19.
Ce texte est extrait du roman inédit Des
chemins aussi.
C'est un bien grand beau texte que tu as écrit là, Éric. De direction en inflexions il va, il nous mène, on suit, je suce les pastilles d'évocations et de sens mêlés qu'il distribue au fur et à mesure, elles déboussolent juste ce qu'il faut pour boussoler vers l'avant, les clics, la fenêtre, la piste, l'ami, le signe, j'en ai passé mais je vais y revenir, ça doit être possible, "ça se fabrique en se devinant", qui pourrait mieux dire ? Ah, un modestement majuscule MERCI !
RépondreSupprimerDommage que tu ne sois pas directeur de collection chez Galligraseuil. "Des chemins aussi" a été envoyé à des éditeurs moins industriels que ces trois là, supposés publier de l'écriture différente. Quand j'ai eu une réponse banalisée, j'étais content. Le plus dilettante d'entre eux m'a dit: "Il y a du talent, mais on ne voit pas où vous voulez en venir". Merci à toi Clément de voir clair dans mon fouillis.
SupprimerClair je ne sais pas. Fouillis je ne crois pas... Tout un tissu de vie est parcouru, décousu, cousu par ta parole qui parfois prête, parfois livre, parfois diffère assez pour que l'on tente de suivre ardemment, gauchement ce qu'elle ne cesse de dire, jusqu'à cet énigmatique Pourtant. Jusqu'au silence d'après lecture même, et cela pour moi est très rare et précieux. Quant au dilettante, il devrait se rappeler avec Poe que "l'obscurité est une des sources du sublime". Toute mon amicale et admirative complicité !
RépondreSupprimerLa route d'un bleu aussi profond que les rides : c'est la deuxième fois que je vous lis, et c'est la deuxième fois que, comme les fleurs dont parle Oberman, j'ai l'impression que ce n'est pas simplement beau.
RépondreSupprimerMerci de me conduire à relire Senancour. Joli: "La route d'un bleu aussi profond que les rides." J'ai écrit quelque part: "Ses yeux sont bleus comme les lignes de ma main."
SupprimerJe crois, Joli-regard-qui-n'a-pas-encore-de-nom, que votre souffle ravirait la Lichenie toute entière."Venez, chère grande âme, on vous attend!"
Merci de nous conduire sur ces routes de la mémoire qui résonnent en moi et sont riches de sens. Bravo pour ce texte délicat. Charles
RépondreSupprimerOn trouvait des bleuets le long de ces routes, des coquelicots, des violettes, des coucous, des pâquerettes, de la mâche sauvage, des mures, un trèfle à quatre feuilles ( qui ne devait rien à Tchernobyl ou Fukushima),on voyageait à deux pas de la maison.
SupprimerIl est superbe ce petit sentier dans l'herbe qui borde les départementales... !
RépondreSupprimerJ'aime tout particulièrement ce passage : "C'est plus la petite sente qui laisse pousser des chardons sur ses bas-côtés pour que l'âne s'arrête et que le paysan crie. Mais ce n'est pas encore le ruban gris, froid et prétentieux qui étire sa tristesse interminablement. C'est une départementale sympathique qui prend le temps de s'élargir devant les cafés de s'étendre en place de l'église." Et la fin... wow ! ça fait booooom en plein coeur ! Merci, Eric.
Satisfait de partager mes chemins. Attention tout de même au booom en plein cœur!
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