Éric Cuissard


La ville

Et puis ça vient, la direction de la ville. Les études. Elle est de plus en plus proche la ville elle s'agrandit elle brille. On la voit le soir, suffit de monter une côte, elle est là juste derrière. La route qui y mène n'est pas celle dont parle la grand-mère qui se rendait en ville avec la charrette et l'âne les jours de marché. Ce n'est pas non plus la quatre voies d'aujourd'hui qui contourne les villages. C'est plus la petite sente qui laisse pousser des chardons sur ses bas-côtés pour que l'âne s'arrête et que le paysan crie. Mais ce n'est pas encore le ruban gris, froid et prétentieux qui étire sa tristesse interminablement. C'est une départementale sympathique qui prend le temps de s'élargir devant les cafés de s'étendre en place de l'église. Une route qui dit bonjour aux arbres.
Évidemment tout ça, ça prend du temps mais dans l'ensemble c'est du bon!
On y va en autocar la S.T.A.O. quand on rentre en sixième. Le premier jour ça sent la « brillantine » le « sent bon » et l'inquiétude. On voit pas bien le paysage trop occupé à retenir les recommandations. Et puis après on colle son nez à la fenêtre on se dessine des repères, des cartes... — Les cartes les guides. Les guides bleus vieux d'une trentaine d'années et qui indiquent des lieux qui n'ont plus cours mais que l'on retrouve derrière les rides ou les maquillages. Les traces d'une épaisseur d'une densité anciennes. Pas de l'archéologie hein ! Un peu de nostalgie sans doute mais plus lourd que ça. La gravité des générations additionnées. Pas fantômes. Bien réelles. Compactées simplement. Automatiquement, par inutilisation. Double clic et hop !...
On colle son nez à la fenêtre. On regarde en bas au plus ras possible de la vitre. On voit la bordure d'herbe et le petit sentier que tracent les piétons nombreux encore. Dans le film À l'ombre des châteaux un beau film alors personne n'est allé le voir, le gars il a filmé ça, le petit sentier dans l'herbe qui borde les départementales... Un ami c'est peut-être cela : Quelqu'un qui devine les mêmes pistes que toi sous les fatras.
Piste c'est bien. C'est traces, signes. Indiens. La piste ça s'apprend ça ne se prend pas. C'est comme on a dit, ça se fabrique en se devinant. Mon ami est passé par là. Il y a longtemps. Je n'avais pas compris le signe. Pourtant.







Éric Cuissard habite à Reims. Il publie poèmes et récits courts en revue, depuis une quarantaine d'années : Sol'Air (Nantes), Rétroviseur (Lille), Friches (Haute-Vienne), Inédit Nouveau (Belgique) et Phooo (Calcutta). Trois recueils publiés : Sténopé (Sol'Air), Angles des Cris Purs (Books on Demand) et Le Résident des Interstices (Sajat). Présent depuis le n° 4 de Lichen, à l'exception du n° 19. Ce texte est extrait du roman inédit Des chemins aussi.

9 commentaires:

  1. C'est un bien grand beau texte que tu as écrit là, Éric. De direction en inflexions il va, il nous mène, on suit, je suce les pastilles d'évocations et de sens mêlés qu'il distribue au fur et à mesure, elles déboussolent juste ce qu'il faut pour boussoler vers l'avant, les clics, la fenêtre, la piste, l'ami, le signe, j'en ai passé mais je vais y revenir, ça doit être possible, "ça se fabrique en se devinant", qui pourrait mieux dire ? Ah, un modestement majuscule MERCI !

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    1. Dommage que tu ne sois pas directeur de collection chez Galligraseuil. "Des chemins aussi" a été envoyé à des éditeurs moins industriels que ces trois là, supposés publier de l'écriture différente. Quand j'ai eu une réponse banalisée, j'étais content. Le plus dilettante d'entre eux m'a dit: "Il y a du talent, mais on ne voit pas où vous voulez en venir". Merci à toi Clément de voir clair dans mon fouillis.

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  2. Clair je ne sais pas. Fouillis je ne crois pas... Tout un tissu de vie est parcouru, décousu, cousu par ta parole qui parfois prête, parfois livre, parfois diffère assez pour que l'on tente de suivre ardemment, gauchement ce qu'elle ne cesse de dire, jusqu'à cet énigmatique Pourtant. Jusqu'au silence d'après lecture même, et cela pour moi est très rare et précieux. Quant au dilettante, il devrait se rappeler avec Poe que "l'obscurité est une des sources du sublime". Toute mon amicale et admirative complicité !

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  3. La route d'un bleu aussi profond que les rides : c'est la deuxième fois que je vous lis, et c'est la deuxième fois que, comme les fleurs dont parle Oberman, j'ai l'impression que ce n'est pas simplement beau.

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    1. Merci de me conduire à relire Senancour. Joli: "La route d'un bleu aussi profond que les rides." J'ai écrit quelque part: "Ses yeux sont bleus comme les lignes de ma main."
      Je crois, Joli-regard-qui-n'a-pas-encore-de-nom, que votre souffle ravirait la Lichenie toute entière."Venez, chère grande âme, on vous attend!"

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  4. Merci de nous conduire sur ces routes de la mémoire qui résonnent en moi et sont riches de sens. Bravo pour ce texte délicat. Charles

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    1. On trouvait des bleuets le long de ces routes, des coquelicots, des violettes, des coucous, des pâquerettes, de la mâche sauvage, des mures, un trèfle à quatre feuilles ( qui ne devait rien à Tchernobyl ou Fukushima),on voyageait à deux pas de la maison.

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  5. Il est superbe ce petit sentier dans l'herbe qui borde les départementales... !
    J'aime tout particulièrement ce passage : "C'est plus la petite sente qui laisse pousser des chardons sur ses bas-côtés pour que l'âne s'arrête et que le paysan crie. Mais ce n'est pas encore le ruban gris, froid et prétentieux qui étire sa tristesse interminablement. C'est une départementale sympathique qui prend le temps de s'élargir devant les cafés de s'étendre en place de l'église." Et la fin... wow ! ça fait booooom en plein coeur ! Merci, Eric.

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    1. Satisfait de partager mes chemins. Attention tout de même au booom en plein cœur!

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