Dans la main du
Menon(d)
(Le Menon est une toute petite rivière, un torrent, qui
prend sa source non loin du Poët-en-Percip et se jette dans l’Ouvèze 13 km plus
bas, à Buis-les-Baronnies. Le Menon, ce n’est presque rien. Pourtant, il
suffirait d’un « d » pour que ses lettres deviennent celles du
« Monde »)
Depuis des mois, je
ne quitte pas des yeux de ma pensée cet endroit du torrent où l’eau, entre deux
rochers, glisse un moment, gonflée, sans écume ni ride ; sous elle, qui
n’est jamais la même, des galets clairs ne bougent pas. Il me semble que mes
yeux s’érodent, comme eux, à la sentir couler devant eux et en moi.
La rivière accueille
bien des bêtes, elles se rassemblent pour y boire. Sous ma main, l’âme de mon
alto est aussi source d’un torrent. C’est une eau claire, même en crue. Et les
bêtes la boivent avec les oreilles.
Fuir fatigue. La
fuite est animale, humaine. Un arbre ou une fleur ne fuient pas. Celui qui fuit
compte sur ses pattes, sur ses pieds ou ses mains. Fuir, surprendre sa proie.
Aucun arbre, lui, n’est furtif. C’est la force des arbres.
L’eau coule mais ne
fuit pas. Elle est le corps de la rivière, pourtant elle est toujours autre.
J’ai touché l’eau du Menon
des lèvres. Elle vibrait comme les cordes sous l’archet. J’ai bu. Mes lèvres
ont goûté la pression douce d’une haleine. L’eau était souple comme un
corps.
Même nu, je ne le
suis pas. Ma peau me couvre et me protège. Toi, Menon, tu es plus que nu. Ton
eau se pénètre et se plonge.
Ce bonheur qu’il y a
l’été, à pénétrer sous tes ombrages, me ramène à ces temps anciens, d’avant
tout, d’avant moi, où l’eau coulait déjà, où rien d’autre de ce que je crois
connaître n’existait. Je m’allonge entre les arbres et l’eau, tout près du sexe
de la terre. Et je touche le mien en vivant cela.
Chaque orage donne au
Menon l’argile. L’eau, qui était très pure et transparente devient grise et se
trouble. Surtout, le fond de la rivière est tapissé d’une épaisse couche de
farine de pierre, blanche et douce à la peau. S’en oindre est une ivresse.
Je n’ai jamais été
aussi intime avec la terre qu’en ton lit, petit Menon, plus grand que moi.
Alain Nouvel a d'abord vécu sa vie d'adulte en voyage, dans les
Antilles, en Chine. Puis il est devenu papa avant d'opter pour d'autres formes
de voyages. Il a longtemps erré à la recherche de soi-même. Il ne sait toujours
pas où il va, mais il y va plus volontiers. Présent dans le n° 12 de Lichen.
Je l'ai peut-être déjà dit, mais la façon dont tu écris sur l'eau, en général, que ce soit dans "au nom du nord..;" ou dans ton oeuvre poétique, me touche, me remue. C'est bien sûr le cas ici.
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