Notes de lecture

 

1) Didier Gambert a lu Sur la terre comme en enfer de Thomas Bernhard (Orphée / La Différence, 2012, 8 €).

 

En 2012, les éditions La Différence, qui ont depuis cette date, en ce qui concerne la collection Orphée, connu bien des vicissitudes, donnaient au lecteur français l’occasion de découvrir, si ce n’était déjà fait, que le prosateur autrichien Thomas Bernhard avait commencé sa carrière d’auteur en écrivant et publiant de la poésie.

On doit cette édition de Sur la terre comme en enfer, dont le titre reprend les éléments de la première œuvre publiée par l’auteur, à la psychanalyste Suzanne Hommel, qui a choisi les textes (car il s’agit d’une anthologie) et en a assuré une traduction dont le lecteur germaniste peut apprécier la pertinence et la précision dans la mesure où il s’agit d’une édition bilingue.

On apprend, en lisant la courte préface de six pages, que Thomas Bernhard a toujours écrit de la poésie : son premier recueil paraît en 1956 (Sur la Terre et en Enfer) suivi de In hora mortiset Sous le fer de luneen 1958. En 1961, le refus par les éditions Otto Müller de son recueil Gel, « jugé trop sombre et blasphématoire » va le conduire à s’écarter durablement non seulement de la publication mais aussi, et c’est plus grave, de l’écriture d’œuvres de poésie.

Dans cette anthologie, composite par définition, Suzanne Hommel a choisi de publier en premier, car il a pour elle valeur emblématique, le premier texte de Thomas Bernhard, paru le 22 avril 1952 dans le Münchner Merkur. Il s’agit du poème intitulé « Mein Weltenstück » (« Mon bout de monde »). Le poète y adopte la posture d’un observateur compulsif : « Des milliers de fois le même regard / À travers la fenêtre de mon bout de monde […] » (« Vieltausendmal derselbe Blick / Durchs Fenster in mein Weltenstück »), p. 14-15. 

L’ouverture de la fenêtre offre un cadre délimitant l’étendue du regard porté sur le monde. Comme le souligne Suzanne Hommel, « l’image multiplicatrice des milliers et des milliers de fois » est souvent employée par l’auteur, troublé par la répétition infinie des mêmes phénomènes.

À travers la fenêtre, c’est tout un monde, le plus souvent rural, qui se dévoile, presque un univers de contes, pourrait-on dire en pensant aux évocations poétiques de Georg Trakl, autre poète autrichien, disparu en 1914, qui savait magnifier les crépuscules et peindre l’atmosphère de villages empreints de mystère : « Les cris des enfants dans l’après-midi, / Comme si le monde n’était qu’une enfance : / Une voiture roule, un vieux se tient debout / Et attend que sa journée passe, / Légère, de la cheminée sur le toit, / Notre fumée suit les nuages… […] » (p. 15).

À noter : la vision, superficielle en apparence, s’attarde sur des scènes dissimulées, qu’on ne peut que deviner : « Et là-bas un homme rêve du bonheur, / Dans la cave pleure un pauvre hère, / il ne peut plus chanter de chansons ». Dans le monde de Thomas Bernhard, dès l’origine, il y a peut-être quelque chose de caché, comme un mystère parfois cruel à deviner.

Un peu plus loin se renouvelle l’image d’un au-delà des choses : « Derrière les arbres est un autre monde, / le fleuve me porte les plaintes, / le fleuve me porte les rêves, / le fleuve se tait, quand le soir dans les forêts / je rêve du Nord… » (p. 25).

L’âpre univers poétique de Thomas Bernhard semble parcouru par de grandes forces obscures, souvent nocturnes, où se mêlent les vents, les constellations, les fleuves, les oiseaux ; plusieurs fois est évoquée la présence de Dieu, ou d’un dieu : « Aucun arbre et aucun ciel / ne te consolera / même pas la meule / derrière le fracas du bois de sapin, / aucun oiseau mourant, / ni le hibou ni la perdrix enragée […] / aucun buisson ne te protègera plus / des froides étoiles / et des branches ensanglantées / aucun arbre ni aucun ciel / ne te consolera, / dans les couronnes des hivers déchiquetés / croît la mort / aux doigts raidis / loin de l’herbe et du monde sauvage / dans la parole de la neige fraîche qui vient de tomber » (p. 89).

Lyrique, le poème l’est sans aucun doute, ne serait-ce qu’à travers la reprise anaphorique — une constante semble-t-il de l’écriture poétique de l’auteur — qui sous-tend et rythme le poème, mais il s’agit d’un lyrisme noir, celui d’un être abandonné, voué à une mort sans appel, soumis à une menace qui n’a pas de nom mais que rien ne peut parer ou détourner. La dernière image est celle d’une mort en blancheur de neige, assimilée curieusement à une parole venant tard, peut-être de celles qui, au dernier moment, délivrent un message secret tellement attendu et désiré.

La mort est omniprésente : « Ma mort viendra bientôt / par le champ, fatiguée, / quand les ombres / des corbeaux noirs / se précipitent sur l’herbe / et que derrière la maison, l’arbre / ferme les paupières / dans la neige / et quand soufflent les mots / de l’hiver qui approche… / L’âme malade regardant / autour d’elle, / ne glisse plus vers le village » (p. 97). On la rencontre déjà dans le beau poème « Wach auf / wach auf / und höre mich / ich bin in Dir mein Gott / wach auf / und hör mich an […] » , que Suzanne Hommel traduit ainsi : « Réveille-toi / réveille-toi / et écoute-moi / je suis en toi, mon Dieu / réveille-toi / et écoute-moi bien / je suis seul avec Toi / réduit en cendres depuis longtemps / et mort dans la pierre / dont ne jaillit pas d’étincelle / réveille-toi et écoute-moi mon Dieu / je suis déjà fatigué du gel / et triste / car ma journée s’étiole / et que ne reviendra plus jamais / ce qui fut / oh Seigneur / j’ai froid / ma douleur est sans fin / ma mort viendra bientôt » (p. 65). Poème mystérieux dont on ne sait s’il est d’un vivant ou d’un déjà-morts’apprêtant à vivre la mort de façon répétée.

C’est donc bien à une poésie sombre, et grave, que nous convie Thomas Bernhard, d’une sombre beauté où se dévoile un univers marqué par un sentiment aigu de perte et d’abandon, par l’imminence de la disparition des êtres et de soi-même. Les références religieuses, logiques dans un tel contexte, peuvent toutefois surprendre le lecteur de l’œuvre en prose. 

On demeure en fin de compte frappé par le sens du rythme, par les sonorités — dans la langue originale — par le sentiment d’avoir découvert une œuvre dans laquelle se dévoile, pour le lecteur français, un univers d’une grande étrangeté.

 

Didier Gambert


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2) Élisée Bec a lu (Méta)physique de l'Océan de Bérénice Delvert (photographies) et Didier Gambert (poèmes) et Le Grand Discord de Didier Gambert (éditions Stellamaris, 2020).

 

Didier Gambert, depuis le n° 46 de Lichen (mars 2020), rédige pour nous des notes de lecture, toujours pertinentes et attentives. Arroseur arrosé, le voici à présent note-de-lecturiséEn effet, les éditions brestoises Stellamaris* publient, coup sur coup, en cette fin d'année, deux ouvrages de sa plume.

 

D'abord, un album en duo avec la photographe Bérénice Delvert (dont nous avions déjà publié deux extraits en mai et juin derniers) : (Méta)physique de l'Océan .

« [...] À toute chose

Plus que la parole

Le silence

Serait-il préférable

 

Cette rumeur

Longuement

Simplement

L'écouter » (p. 7)

Le poète s'est donc mis à l'écoute des belles et sobres images (le plus souvent en noir et blanc, mais parfois en couleurs) de l'océanique photographe, pour écrire de brefs instantanés (« Folle entreprise // Fixer / Les pensées », p. 23) :

« eaux grises écailles brillantes

corps de lézard que figent les temps » (55)

« On dit qu'on va à la mer

Mais on s'y rue

En clair obscur » (63)

« Voici que se fige le vent

Sa gifle

Dans l'air dur comme une brosse

Charmé de sel » (67)

« La mer donne à tout ce qu'elle touche

Les vertus du miroir » (51)

« L'émotion sourde accompagnant

Les marées d'équinoxe

Cette menace au loin

Le cri de la mer » (27)

« La mer cet exemple

Pour l'homme

Enfin réconcilié » (39).   

 

Puis, un recueil, Le Grand Discord, contenant deux groupes distincts de poèmes : « D'une enfance » et « Ornithologiques ».

Du premier, ressortent principalement des images de deuil, de mort, maladie, tristesse, ennui, car

« Souvent tout ce qui reste ce sont

Quelques images cruelles

D'un jardin d'enfance à l'odeur

De puits

                de buis

                                   et d'eaux amères » (p. 12)

Nous sommes emmenés quelque part, « vers l'ouest » (13, 19), « dans le rêve de l'enfant triste » (35), au fond de vieux « jardins à orties » (15, 25, 41), envahis par « la grande tristesse » (36). Mais, « Peut-on vraiment / Fuir au pays où sont les rêves » (32) ? En fait, 

« Il en faudra du temps

De la patience

Pour que l'enfant

Surgi

Accepte le jeu

De la métamorphose [ ...] » (45)

Dans le second groupe, nous croisons — « vive poignée tiède / D'oiseaux / Dans le matin » (91) —aigrette, héron (49), mésange (53), tourterelles et coqs (57), corbeaux (57, 61, 63, 64, 65), mouettes et goélands (69, 71), cormoran (72), cygnes (ces « anges à long cou », 73 et 99), pie-grièche écorcheur (79, 87) et puis le « Geai gardien des mousses et des sources / De tous les rêves des hêtres de la forêt » (85), les pies (93), la hulotte (97), jusqu'à l'oie (98) — tous « oiseaux / Frères dans le vent » (92).

« Partout m'accompagnait le cri du geai

Gardien intarissable du secret » (88)

 



* Éditions Stellamaris : 1, rue Louis Veuillot 29200 Brest — editionsstellamaris@stellamarispoemes.com

 

Élisée Bec

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