Note de lecture



Didier Gambert a (re)lu Stèles de Victor Segalen (Mercure de France, édition de 1982).

Lorsqu’il arrive en Chine en 1909, après avoir appris le Chinois en un temps très court, Victor Segalen (1878-1919) a le sentiment, comme cela s’est produit à Tahiti en 1903, qu’il tient son prochain livre. À Tahiti, ça a été Les Immémoriaux ; en Chine, ce sera Le Fils du Ciel. Cependant, et il n’a jusqu’alors pas écrit une seule ligne de poésie, l’idée, ou le désir, lui vient d’un ensemble de textes en prose. Ce sera Stèles. Il avait d’abord pensé intituler, ou sous-titrer son recueil Moments chinois, mais cela laissait présager une forme d’exotisme conventionnel, très en vogue à son époque. Le livre, réalisé à compte d’auteur, est imprimé en 1912. Le tirage est de quatre-vingt-un exemplaires, nombre correspondant à celui « des dalles de marbre blanc de la terrasse circulaire du Temple du Ciel où l’empereur se rend chaque année ». L’ouvrage, luxueux, est enfermé entre deux planches de camphrier, fermé par une faveur jaune ; le papier, chinois, est plié en accordéon. Segalen, qui a également prévu deux cents exemplaires plus communs, ne s’attend pas à plus de trois cents lecteurs.
L’ouvrage a été inspiré à l’auteur par la multitude des stèles chinoises, omniprésentes dans le paysage. Photographe, il a en outre réalisé de très nombreux clichés où se manifeste leur diversité.
Une préface, dont il est le rédacteur, fait pleinement partie du recueil, et propose au lecteur une sorte de mode d’emploi du livre. Après avoir évoqué la présence des stèles dans le monde chinois (« Elles sont des monuments restreints à une table de pierre, haut dressées, portant une inscription. Elles incrustent dans le ciel de Chine leurs fronts plats »), les avoir décrites, et avoir décliné leurs différentes fonctions, Segalen envisage d’expliciter le plan de son livre. Les stèles sont donc placées face au Midiface au Nordorientées ou occidentées. Cette disposition, reproduisant celle des quatre points cardinaux, se double d’un sens symbolique : vers le Midi se dressent les stèles revêtant un caractère « officiel », en lien avec les nombreux protocoles de l’empire chinois. Le Nord, dans une relation antithétique, est voué à l’amitié. Les stèles orientées, tournées vers l’est, évoquent la délicatesse des couleurs de l’aurore, et se prêtent particulièrement à la peinture de l’amour. L’occident évoque plutôt le caractère sanglant des couchers de soleil : on y parlera donc d’exploits guerriers, de sauvagerie, voire de barbarie. À ces quatre parties, Segalen, grand voyageur ne ménageant pas sa peine, ajoute les Stèles du bord du chemin, liées à l’expérience du voyage, du divers. Le recueil se conclut par les Stèles du Milieu. Peut-être la stèle « Perdre le midi quotidien » donne-t-elle une clé de lecture permettant d’aborder l’ensemble de la construction. Le narrateur (la voix poétique) commence par présenter un certain nombre d’actions qui pourraient conduire à « perdre le midi quotidien », avant de conclure de la manière suivante : « Mais, perçant la porte en forme de cercle parfait ; débouchant ailleurs : (au beau milieu du lac en forme de cercle parfait, cet abri fermé, circulaire, au beau milieu du lac, et de tout) // Tout confondre, de l’orient d’amour à l’occident héroïque, du midi face au Prince au nord trop amical, — pour atteindre l’autre, le cinquième, centre et Milieu // Qui est moi. » (p. 221-222).
La diversité mise en place par l’architecture rigoureuse de la construction se résout ainsi dans l’unité du Moi, « centre et Milieu », un peu à la manière de la ville chinoise de Pékin, dont le centre se confond avec l’existence de l’Empereur, hôte principal de la Cité interdite. Le roman René Leys, de Segalen, témoigne de la fascination exercée par ce centre mystérieux dont on s’approche sans pouvoir y atteindre. 
Ne peut-on pas, à partir de là, tout en se posant la question de la voixpoétique (qui parle là ?) envisager le recueil Stèles comme la peinture des différentes postulations du moi ? La tentation, le goût de la mort apparaît dans « Édit funéraire ». La voix (l’Empereur ?) « ordonne [sasépulture » et envisage son séjour dans le monde de la mort : « Je suis sans désir de retour, sans regrets, sans hâte et sans haleine. Je n’étouffe pas. Je ne gémis point. Je règne avec douceur et mon palais noir est plaisant. // Certes la mort est plaisante et noble et douce. La mort est fort habitable. J’habite dans la mort et m’y complais. // * // Cependant, laissez vivre, là, ce petit village paysan. / Je veux humer la fumée qu’ils allument dans le soir. / Et j’écouterai des paroles ». On n’a pas manqué de souligner que ce texte pouvait préfigurer la propre mort de l’écrivain — accident ou suicide ? — en 1919, dans la forêt du Huelgoat. Toutefois on remarque que la mort est apparentée ici à une forme de retrait fortifié hors du monde. L’empereur mort poursuit sa vie au cœur des ombres, et se délasse peut-être de son ennui sans fin, en écoutant « des paroles ». N’est-il pas un peu comme le poète, censément à l’affût de tout ce qui peut nourrir son œuvre poétique, un sorte de « veilleur » parmi les ombres ?
De l’amour, chanté dans les « stèles orientées », on retiendra « Mon amante a les vertus de l’eau », court récit dans lequel le poète associe l’eau, élément féminin, au feu, figure emblématique du désir. L’eau, agitée par le feu, lui échappe, ce qui donne lieu au petit drame suivant : « Mon eau vive, la voici répandue, toute, sur la terre ! / Elle glisse, elle me fuit ; – et j’ai soif, et je cours après elle. / De mes mains je fais une coupe. De mes deux mains je l’étanche avec ivresse, je l’étreins, je la porte à mes lèvres : / Et j’avale une poignée de boue ».Le poète signale ainsi la difficulté de la quête amoureuse, perçue comme instable et douloureuse. L’objet du désir s’évanouit au moment où l’on croit l’atteindre.
Des « stèles occidentées » on retient la violence, la cruauté. Loin des mœurs européennes, policées, l’héroïsme se déchaîne : « C’est ici que nous l’avons pris vivant. Comme il se battait bien nous lui offrîmes du service : il préféra servir son Prince dans la mort / Nous avons coupé ses jarrets : il agitait les bras pour témoigner son zèle. Nous avons coupé ses bras : il hurlait de dévouement pour Lui. / Nous avons fendu sa bouche d’une oreille à l’autre : il a fait signe, des yeux, qu’il restait toujours fidèle. // * // Ne crevons pas ses yeux comme au lâche ; mais tranchant sa tête avec respect, versons le koumys des braves, et cette libation : / Quand tu renaîtras, Tch’en Houo-chang fais-nous l’honneur de renaître chez nous ».Segalen évoque volontiers les guerres que se sont livrées les Chinois et les Mongols. Grand lecteur de Nietzsche, sans doute éprouve-t-il une forme de fascination pour ces figures de guerriers « sans frontières, parfois sans nom » que met en scène le poème « Du bout du sabre ».
Le voyage et le divers, occupent les « stèles du bord du chemin » qui invitent à se plonger dans les « remous pleins d’ivresse du grand fleuve Diversité », comme le chante « Conseils au bon voyageur ». Lisons « La Passe » : « Deux mondes s’abouchent ici. Pour ici monter, quels obstacles ! quelle refoulée des caravanes ! quels gains répétés ! quels espoirs ! // M’y voilà, dis-tu ? Souffle. Regarde : à travers l’arche de la Longue-Muraille, toute la Mongolie-aux-herbes déploie son van au bord de l’horizon. // C’est toutes les promesses : la randonnée, la course en plaine, l’ambleur à l’étape infinie, et l’évasement sans borne, et l’envolée, la dispersion. […] ». Sans nul doute faut-il lire ici l’expérience du voyageur infatigable qu’il était. Parfois, le paysage ouvre des perspectives sur un autre monde, comme c’est le cas ici.
Pour finir, tout se résout dans les « Stèles du Milieu ». L’expérience humaine, faite de soumission aux lois, aux rapports humains, nourrie de passion amoureuse (à la fin de sa vie Segalen sera pris entre deux femmes qu’il aime toutes deux), mais aussi faite d’expériences polémiques et d’affrontements guerriers, trouve une unité dans une quête insatiable de soi. Lisons « Cité violette interdite » : « Elle est bâtie à l’image de Pei-king, capitale du Nord, sous un climat chaud à l’extrême ou plus froid que l’extrême froid. / À l’entour, les maisons des marchands, l’hôtellerie ouverte à tout le monde avec ses lits de passage, ses mangeoires et ses fumiers. […] Au milieu, cette muraille rouge, réservant au petit nombre son carré d’amitié parfaite. / Mais, centrale, souterraine et supérieure, pleine de palais, de lotus, d’eaux-mortes, d’eunuques et de porcelaines, – est ma Cité Violette interdite […] »On a donc affaire à un mouvement involutif, de la périphérie vers le centre, le moi, mais ce moi lui-même, loin d’être une entité simple est en réalité un labyrinthe où l’on règne et où l’on se perd. Il faut donc lire aussi Stèles comme le compte-rendu d’une expérience intérieure.
Le lecteur curieux tirera le plus grand profit de la belle biographie que lui a consacré Marie Dollé, Victor Segalen. Le Voyageur incertain. Plus récemment Jean-Luc Coatalem a publié Mes pas vont ailleurs, où l’on peut lire la fraternité qui l’unit à Victor Segalen près d’un siècle après sa disparition énigmatique.

Didier Gambert

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