Didier Gambert a lu Les Lisières (de Éric Jaumier & Claude Margat), Éditions du Petit Véhicule, avril 2019, 116 p., 25 €.
Quand on s’interroge, à la fin, quand on fait le bilan de ce qui remonte à la mémoire, de ce qui reste, insiste, de ce qui a marqué le lecteur que nous sommes, on se dit alors que rares sont les ouvrages de poésie susceptibles de prétendre à une telle distinction. Encore faut-il reconnaître, avouer et assumer le fait qu’une telle préférence, une telle élection est éminemment personnelle, varie d’un lecteur à l’autre, même si, à la longue, le lectorat s’accorde sur un nombre restreint d’auteurs appelés à illustrer l’époque à laquelle ils ont vécu.
Il s’agit des ouvrages qu’on relit, auxquels on revient par la pensée, qui ne sombrent pas dans l’anonymat auquel conduit une production dont le nombre excède les capacités du lecteur moyen, sans qu’il faille voir là aucune volonté dépréciatrice : il existe beaucoup de poètes et c’est heureux ! Cependant, quoi qu’on entreprenne par ailleurs pour se faire connaître, ce qui se joue dans le plaisir que délivre une œuvre poétique se joue en réalité entre le lecteur et une voix, une sensibilité, un art de poser et de peser les mots, dans l’économie ou l’exubérance, sans aucune autre interférence, dans le secret de la conscience. On peut ainsi ignorer totalement l’auteur, ne pas le connaître, n’avoir ou n’avoir eu aucun contact avec lui.
Il s’agit en l’occurrence d’un poète disparu trop tôt, qui donnait à la revue Lichen, il y a quelques années, des textes toujours extrêmement ciselés. Éric Jaumier, puisqu’il faut le nommer, venait de publier chez Jacques Brémond un très beau recueil intitulé Blanc corbeau. Un ou deux mois plus tard, il n’était plus... La revue Lichen avait consacré une note à cet ouvrage, remarquable à bien des égards. Lichen, à titre d’hommage ému, avait d’ailleurs continué à publier, après sa disparition, les poèmes qu’il avait envoyés.
En 2019, les éditions du Petit Véhicule avaient publié le premier opus d’Éric Jaumier. On n’aurait pu rêver meilleur début, l’ouvrage se caractérisant par une grande élégance : beau format, beau papier, belle présentation. En dépit de difficultés pour se le procurer, il est disponible auprès de l’éditeur.
Le livre, car il faut en venir à lui, s’intitule Les Lisières et présente, après les textes du poète, un parcours d’œuvres graphiques de Claude Margat. Tous deux, car il s’agit d’une collaboration libre, et vraisemblablement amicale, entre les deux auteurs, résidaient dans les parages de la ville de Rochefort. Claude Margat signe en outre une préface dans laquelle il fait en quelque sorte le panégyrique d’Éric Jaumier, « poète et électricien ». Le poète s’occupait en effet de tout ce qui, de près ou de loin, touche à la fée électricité.
On retrouve dans Les Lisières ce qui faisait le charme de Blanc corbeau : des textes ciselés, presque étiques à force de concentration et de maîtrise. Rien qui pèse ou prenne la pose dans les vers d’Éric Jaumier, juste une évidence sereine. Un ensemble de visions empreintes de mystère et d’élégance : « Trois corbeaux / sur le noyer / luisant de lichen / après l’averse // bercé par le vent / d’est // le miracle toujours / possible ».
On aimerait connaître le secret d’une telle condensation. Éric Jaumier parvient ainsi à ravir le lecteur au travers d’épiphanies, pour reprendre un terme employé par James Joyce, de quasi révélations.
Parfois, des pressentiments, sombres par définition : « De quelle bouche / verrais-je cet / automne précoce // le barillet tourne / la balle s’engage dans la chambre // une éternité / avant ce beau jour / pour mourir // l’économie d’une fleur / dans mon souffle ». On n’y a pas pris garde, mais tout était dit là : ces vers qui se voulaient menaçants comme ciel d’orage acquièrent rétrospectivement une sinistre grandeur.
Et, toujours, on découvre et redécouvre la même sensibilité, que l’on pourrait qualifier de japonaise tant le poète se montre attentif à la moindre scène du monde flottant, comme si, dans les parages de Rochefort, où habita Pierre Loti, subsistait quelque chose de l’esprit du Japon :
La pluie fine
donne
le départ
le moineau
s’ébroue
renoue avec
l’éternité
entre la branche
et la flaque
On pourrait multiplier les citations. Elles attesteraient toutes d’une grâce infinie. Éric Jaumier a peu publié. Deux minces recueils au charme étrange, puis un lot de poèmes dans Lichen.
Cela peut-il assurer une postérité ? On aimerait le croire.
Didier Gambert
Né en 1963, Didier Gambert est spécialiste de littérature du XVIIIe (thèse soutenue en 2008, publiée en 2012 chez Champion) et a publié quelques ouvrages dans ce domaine. Il a d’abord pratiqué l’écriture poétique de manière intermittente, puis de façon très régulière ces dernières années. Certains de ses textes ont illustré une exposition de photographies de Bérénice Delvert, intitulée Métaphysique de l’Océan (La Grange aux arts, Champniers, près d’Angoulême). Présent, en tant que poète, dans les n° 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 43, 45, 47, 49, 50, 51, 59, 60, 61 et 62 et en tant que critique dans les n° 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 65, 66, 67, 68, 70, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82 , 84 et 88.
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