(Bulldozer(s) jaune)
Un bulldozer jaune. La route compressée,
chaotique. Goudron liquide. Asphaltes bouillants. Chantier orthophoniste.
Sur le bout de langue : un abandon, une béance, un vide. Trouée dans
l'hippocampe, trouée brûlante. Trouée. Crevée. Percée. Champ lexical de
garagiste : cric, cloue, roue de secours absente,
pneumatique défaillant. Béance encore, béance idiote, stupide, vide,
beauf. Béance en short, à l'ombre, sans climatisation, à l'arrêt avant
l'hallali. Panne sèche. Transpiration. Sueur. D’autres bulldozers jaunes en
contrebas, à l'arrêt. Pas de vent. Paysage immobile. Midi pile.
Pique-nique de dernière minute : sandwichs chauds, eau tiède. Chocolat
fondu. Pique-nique triste. Sous arbre triste, en bordure de route.
Chantier orthophoniste. Sur le bout de la langue : béance again, béance
branchée. In english, please : no wifi. Lost. Lost, on the road again.
Béance ringarde comme une vieille chanson française. Un livre ancien
: La Genèse. Pas de bois de
Gopher. Pas d'acacia. Aucun rameau d’olivier. Des chênes verts, bas. Des
petits chênes verts. Des bosquets de genêts. Vertige. Dos au ciel. Trouée
dans ombres. Trouée. Trouée de souvenirs. Lunettes
noires, sunglasses. In english, please : one sentence in the tree, with
the e and the crows. Corbeaux tristes, revenus. Corbeaux après
déluge. Branche à corbeaux. Béance brûlante. Arbres à béance, à
corbeaux, à bêtises. Arbres idiots, à l'abandon. Arbres sans paroles. Suffocation.
Chantier orthophoniste. Sur le bout de la langue, dans l'arrière-gorge,
jusqu’au poumon : asthme, béance, apnée, trouée, souffle court. Souffle coupé.
Percée dans la respiration. Répétition du vide. Une voix pour tout le monde, la
même, une voix. Pas de buisson ardent. Une voix : Avale ta salive,
avale. Répétition du vide. Avale ta salive, avale,
respire. Avale. On ne mange plus. Plus personne ne mange. On ne parle pas.
Personne ne parle. Il y a longtemps que plus personne ne parle. Personne n'a su
comment parler. Une phrase pourtant. Une phrase, après la fin de la parole. Une
phrase : l’envol des corbeaux et le silence. Une phrase, en suspension
puis suspendue. Dans l'arbre, une phrase pendue. Dans l'arbre, le plus
proche. Pas haut, près du sol, de la route, de l'asphalte. Aucun
oiseau. Aucun. Aucun corbeau. Tout le monde a honte dans le ciel.
Hésitation à mettre le corps en marche. Hésitation à marcher au soleil, à
se mouvoir. Hésitation à quitter l'ombre : On the road again, no ! La
station la plus proche est à 32 kilomètres. Aucun wifi. Des
bulldozers jaunes, un peu plus loin, en contrebas.
Né en 1978 à Perpignan, Jasmin Limans, travaillant dans l'import/export de produits marocains, vit maintenant
entre Blois, Marseille et Casablanca. Il a été publié la première fois sur
Sitaudis (dans la rubrique « Apparition » l'été 2017 avec le texte « Autodictée
»), puis en octobre de la même année dans les « Soliflores » de la
revue Nouveaux Délits de Cathy
Garcia. C'est
sa première apparition dans Lichen.
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