Raphaël Rouxeville

 

Racinaire

 

Des racines de lait pour s’estimer ici. Un peu.
Des troupeaux, des chaumes chaudes et des corvées pour se rêver mieux. Là-bas.

Tout un fatras d’engins édentés qui rouillent maintenant dans le feu.
Fatras aussi d’odeurs fortes, fécales, de fioul et de fourrage dans la mémoire éponge.
Et odeurs de poussières aussi, quand partout,  les gens de là-bas s’agitaient, à l’intérieur du soleil ; criant par-dessus le vacarme des engins ;  par-dessus la perle qui sueur sur toute la peau ; criant aussi, les gens, au-dessus du vagin de la mère, au pré, qui pleure son petit.

Et surtout, parmi tout ça, c’est quand je la vois, chez elle.
C’est elle. Ma présence de fibres et de chair.

Son sang passe de sa main — crochue par l’arthrose, à mon épaule, m’ancrant fortement dans ce sol-là. Son sang, vague de chaleur, que je sens de toute ma longueur m’enfoncer dans la terre, très loin, très vivant. Dans la terre creusée, sous mes pieds, mais là-bas.
Sang qui m’emporte, délice. Où  circulent tant d’atomes. De pluie, de temps, de minéraux. Sang d’humains, de pommes, d’herbes, de chagrins et d’animaux. Sang muet et chant d’amour. Sang long, lent et orangé, qui me redresse et dit au mien : « Je le sens : tu es d’ici. Je sais que toi aussi tu le ressens ». Oh oui, moi aussi, si fortement. Plante de terre et de sang. Et c’est bon sur le moment. Racinaire.

Je le ressens. Sans que je sache jamais pour quel espace ni pour quelle vie.

 

 

Raphaël Rouxeville a étudié et enseigné les lettres modernes. Originaire de Normandie, il vit dans la Nièvre depuis dix ans. Né en 1971, l'écriture poétique lui est tombée dessus tardivement, sans crier gare (ni rien d'autre), à partir de 2015. En 2017, certains de ses poèmes ont été publiés par Terre à ciel et Le Capital des mots. Une publication est attendue dans la revue Décharge. Présent dans les n° 19, 20, 21, 22, 33 et 77 de Lichen.