1) Sophie Marie Van der Pas : Les arbres bavardent, ils nous attendent (éditions La Centaurée, Rennes, avec des encres de Valérie Ghévart ; ISBN : 979-10-91947-12-1
; 14 €).
Née en 1954, Sophie Marie Van der Pas vit
aujourd'hui en Côtes d'Armor, sous le souffle du vent et de la Côte d'Émeraude,
après des années en Sologne. De 1977 à 1985, auteur-compositeur-interprète,
elle hante les cabarets parisiens « Chez Georges » et « Le
bateau ivre ». Trente années plus loin, au fil des rencontres artistiques,
elle reprend le chemin des mots, à travers la poésie qui ne l'a jamais quittée.
Elle est présente, depuis mai 2016, dans les pages de Lichen, dans une bonne quinzaine de numéros.
Il y eut d'abord L'Œil du peintre (poèmes dialoguant avec des peintures de Vincent
Magni, aux éditions Ce qui reste, 2016 *). Un
très beau travail, Recyclages poétiques, réalisé en duo avec le photographe Alain Dutour (et dont Lichen avait publié quelques pages au
cours de l'été 2017 **), a été exposé mais est resté malheureusement inédit,
tout comme le recueil Le silence sait
attendre (dont
les revues À l'index, Diérèse et Lichen ont publié des extraits).
Et voici aujourd'hui, dans un format
élégant et original (12 x 24 cm), un recueil de poésies accompagnées d'encres
de l'éditrice, Valérie Ghévart (également photographe et graphiste).
Dès le titre, il est question de parole («
Les arbres bavardent... »), puis très
vite apparaissent, dès les premiers poèmes, des symptômes inquiétants : « [...]
la perte de la voix [...] tu avales les restes du cri » ***, « pourquoi je
perds mon cri », « [...] les mots / sur la page blanche / je les entends / ils
font la sourde oreille », « il n'est pas sûr / que la source te parle », «
c'est bien vous / qui levez les mots / les dormeurs du silence », « Je lis tes
lèvres / tu me parles / je ne comprends pas / cette langue inconnue / [...] il
pleut à l'intérieur de moi », « je dépose ma voix / contre le mur / [...] ma
gorge étouffe les notes / séchées / de solitude », « mon silence épluche le
fruit / nous mâchons ensemble / nos questions », « les mots se taisent », « je
n'en parle à personne », « mes yeux creuseront les mots »... et pourtant, «
nous avons tant de choses à nous dire » ! Quel est donc ce mutisme qui atteint
la poète ? Pourquoi ce silence qui l'assaille ? Quel secret cache-t-il ?
Pourquoi cette « parole éclatée », cette
« gorge en deuil » ?
Et, malgré tout, « l'enfant raconte
l'histoire / il sait tout / et le dit ». Car « la rondeur du plaisir / chaque
jour s'apprend » et il faut « savourer le jus des heures / en têtant la sève
des arbres », puisque « les yeux fermés / la peau écoute »... Oui, là, « un
sourire m'attend / saison tendre qui s'approche / comment ne pas lui tendre les
bras ».
Et, au fil des saisons, la poésie scande
les petits plaisirs de l'instant, les petites merveilles de la vie, malgré le
temps qui passe, malgré les malheurs et les douleurs :
«
aux rideaux juste tirés
un filet de muscat
qui chante sur le verre
ta bouche fraîche
au parfum de tilleul
tendresse des gestes
devinés » ;
«
passion de murmures
nos regards entiers
pour une traversée
avides
d'être l'autre » ;
«
je pétris du bonheur en farine
le pain s'écrit
[...] le désir gonfle
dans la mie tiède du four » ;
«
le sirop de pommes
sent le miel
il brille
ne rien perdre des odeurs
des récoltes [...]
nos mémoires lavent les saisons
nos bras s'ouvrent d'abondance
et vos rires de forêts
courent par-dessus les fougères ».
Et, pour finir, ces deux belles envies :
« je voudrais colorier la ville
rattraper le clocher
serrer la main des gens
fredonner dans la rue
légère d'être aimée »
« Saison de légèreté
histoire de s'allonger
dans les blés à peine mûrs
gonfler le levain par la force du dos
dans l'odeur de la terre
les mains pleines d'oiseaux ».
Pour Lichen, Élisée
Bec.
Le recueil
peut être commandé auprès des éditions La Centaurée (Valérie
Ghévart, 211 rue de Vern (# A 405) - 35200 Rennes) au prix de 14 € (+ port = 3 €) ; valghevart@gmail.com.
* Voir :
https://fr.calameo.com/books/00492186468a499ceeeb1.
** Dans les n° 16, 17
et 18 de Lichen.
*** Malheureusement,
le recueil n'étant pas folioté, il est impossible de donner les références de
pages des citations.
2) « Colette Daviles-Estinès ou la justesse de l’amour », après avoir lu Matrie.
« Je n’arpentais alors
que ta mémoire »
Il peut y avoir une poésie plus exacte que de la prose,
plus précise, plus efficace dans ce qu’elle donne à vivre, à sentir, à
entendre. Celle de Colette Daviles-Estinès est de cette eau-là. Elle donne à
vivre, à sentir, à entendre et à voir, en peu de phrases, en peu de mots, mais
qui étreignent, « Un ciel de la même boue », « un silence (…) lourd comme l’eau
».
Colette est fluette et fragile, elle est timide et parle
peu mais elle prend le monde avec une infinie délicatesse, dans les mains de
ses mots, pour le serrer contre nos cœurs. Quand Colette énumère tout ce qu’elle
sait dire en vietnamien, cela produit une belle comptine en français, une
comptine d’enfant grandie, qui sait pourtant qu’une part d’elle n’a jamais
quitté ce pays :
« Chaque jour un peu plus me déverrouille » dit celle qui
reconnaît, à marée basse, des rochers jamais vus, « Déjà vus ? »… Ce que c’est
que la mémoire, ce que c’est que soi-même, un mystère. Et Colette a la voix
juste pour rendre palpable son ignorance du monde et d’elle-même, cette
perplexité ardente devant ce qui lui saute aux yeux, aux oreilles, au cœur et à
la peau et qu’elle reçoit avec amour, dans le désordre de sa vie :
« Un vieux bébé chien patauge dans son rêve,
On entend la pluie frire sur les toits ».
Tout ce qu’on croit savoir aveugle, tout ce qu’on sait ne
pas savoir révèle :
« Je ne crois pas qu’il l’ait enlevée en avion » dit la
poète à propos de son grand-père et de sa grand-mère Louisa. Et revient « l’eau
de ton silence » après ce silence « lourd comme l’eau » …
« Je reconnais ce pays d’eau
Je l’ai reconnu partout sans le savoir ».
La poésie permet d’entendre et d’aimer au-delà de ce qui
semble vraisemblable, d’approcher ce mystère qu’on est, de dépasser les
frontières étriquées de sa vie. « Les caféiers sont en neige », aucune photo ne
permettrait de mieux voir, avec davantage de précision, ces caféiers. Tous ces
paysages du Viet Nam ont le visage de Colette, sont filtrés par son regard, qui
ne pose rien, sinon des questions d’images :
« Odeur pamplemousse de la peau »
« Bouddha fume des cigarettes filtre »
« La mer roule des hanches
Cette putain sarcelle ».
Et, peu à peu, se devine une histoire, une tragédie
peut-être ?
« J’attends de moi
que prenne
la bouture de l’encre et du sang ».
Que du corps charnel, menacé par « deux énormes crabes
rouges et crus et vivants », s’échappe la bouture d’un autre corps, plus
durable, un croisement d’encre et de sang, un « sang d’encre » d’où
pousseraient et fleuriraient des mots et des poèmes. Car il y a deux corps,
celui de sang, que rongent les crabes, et celui des mots, qui reste « à l’encre
», mais autour duquel le monde tourbillonne :
« Ainsi tournent l’aube
autour de la baie
la baie autour de la jonque
la jonque autour de l’ancre (…)
Jamais tant pris le large
dans l’eau de ton silence ».
Ainsi, Matrie
est-il un recueil de la présence à ce qui s’absente, à ce qui s’est absenté, à
ce qui n’est plus, n’est pas encore, naît de la magie des mots, proférés,
entendus.
« Je te donne rendez-vous
chez le marchand de soupes
à gauche au fond de la ruelle
(Il y a un an et six heures de plus) ».
Alain
Nouvel
Colette Daviles-Estinès : Matrie (éditions Henry, Montreuil-sur-Mer, octobre 2018 ; 64 pages,
8 € ; ISBN : 978-2-36469-192-6)
J'ai lu dans Matrie que se colleter avec l'amère et tenace absence, le décevant retour, n'empêchait pas Colette d'édifier au présent, en paroles et silences, l'hommage de Mémoire. Pour la paix de Louisa et par là, peu à peu, la sienne propre. Beau recueil d'une quête si lucide et si juste, tâtonnante et fervente.
RépondreSupprimerVoilà. Tout est dit, j'ajoute un peu de silence. Approbateur, ça va de sois.
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