Note de lecture

 

Didier Gambert a lu Le Silence des mots de Gérard Berrèby (éditions Allia, 2021, 98. p., 6,50 €).

 


J’étais bien ennuyé, ne savais pas quel livre ferait l’objet de la note de lecture de juin et craignais qu’elle ne reste vacante : une succession de hasards a fait que l’élégant petit livre de Gérard Berréby, tout juste paru, s’est en quelque sorte imposé. Les éditions Allia bien présentes, mais avec discrétion, dans ce qu’on appelle les bonnes librairies, c’est-à-dire celles où l’on a ses habitudes, font partie des quelques dont on remarque les publications, pour peu que l’on aime fureter du côté des titres rares, qu’il s’agisse (et le choix est tout personnel) de Ma Vie d’Alfred Kubin, des Rêveurs de l’absolu de Hans Magnus Enzensberger, des Nouveaux poèmes (1930-1934) d’Ossip Mandelstam, ou des Complaintes gitanes de Lorca… Il se trouve que Gérard Berréby (à qui le magazine Télérama consacrait deux pleines pages dans son numéro 3719) se trouve être également le fondateur des éditions Allia, ce qui bien évidemment facilite les choses en matière d’édition, puisque l’auteur n’aura pas à subir les outrages d’un comité de lecture ou les commodités d’une « ligne éditoriale ».


Ceci étant dit, Le Silence des mots est un ouvrage très actuel, même si, personnellement, il évoque — mais peut-être est-ce un signe des temps, de notre temps, car la même association s’est produite à propos du dernier ouvrage de Chantal Dupuy-Dunier — La Nef des fous de Sébastien Brant, paru à la fin du Moyen-Âge.


Gérard Berréby nous donne l’impression que nous sommes embarqués dans une bien sale histoire, celle d‘un monde en convulsion dont il se fait l’observateur presque désincarné, mais éminemment sensible, comme s’il s’agissait d’enregistrer les craquements de l’immense nef. Et cela transparaît dès le poème liminaire : « le temps s’étend vivant / absent / je ne sais pas / je ne sais plus / l’homme séparé de la vie / dont la source est tarie / à ce point de non retour / […] ne pense plus de lui-même / et laisse la place / à son ombre » (1). Ne s’agit-il pas là, à proprement parler, de cet état que l’on nomme déréliction, ce sentiment d’être abandonné « de dieu et des hommes », la solitude morale absolue ?


L’auteur commence par évoquer des temps disparus, ceux du fragile royaume de l’enfance (« souvenir estompé des jours / de l’enfance / habité par la sensation éphémère / qui s’en va / sans crier gare / mais jamais ne meurt » poème 2), puis constate une perte irrémédiable : « j’étais ce que je ne suis plus / évadé du crépuscule […] / le ciel ne veut plus / épouser l’enfer / le soleil sous la pluie / le diable ne veut plus / marier sa fille / quelque chose n’adviendra pas » (3). Reprenant le dicton populaire qui s’imposait lorsque, étonnamment, la pluie se produisait sous un soleil radieux, le poète constate ce que l’on a pu appeler le « désenchantement du monde ».


Peu à peu la réflexion, car la poésie, qui est souvent une forme de méditation, voisine avec la philosophie, s’élargit à la vision d’une humanité souffrante : « corps d’enfants au regard mort / ils jouent / murés dans le silence / point de confidences / et encore moins / de vies dévoilées / enfance volée / rêves fracassés / contre le mur de l’argent […] » (5). La poésie de Gérard Berréby semble frémir d’une révolte contenue. Peut-être est-ce là ce qui lui confère sa vibration particulière ? Citons le poème 6, simple constat d’une actualité qui nous est, hélas, devenue coutumière : « la fonte des neiges / au printemps / dans les Alpes / révèle de pauvres corps / engloutis / qui tentaient à l’hiver / de passer la frontière ». Rien ici n’appartient en propre à l’arsenal poétique, si ce n’est un sentiment de profonde humanité, et l’on ne peut, écrivant cela, ne pas penser au recueil récent de Sabine Venaruzzo qui évoque la tragédie de celles et ceux que nos mots silencieux qualifient de « migrants ». Face à cela le poète a beau jeu de détourner les vers de Verlaine et d’écrire : « prends le silence / et tords-lui le cou ». La poésie serait-elle en passe de se réincarner, de dire avec force, avec ses mots, le désordre du monde, les injustices, les malheurs ? Un monde dans lequel, comme l’écrit le poète Mathias Lair à propos de Thelonious Monk : « il y a discord », c’est-à-dire désordre, désunion, discorde. C’est peut-être le sens de la tension entre « ce qui est et ce qui devrait être » dont semble témoigner le poème 14 : « la fuite dans les images / de laideurs infernales / dans le magasin des signes / contrarie / la primitive passion / pour les hiéroglyphes / et les logogrammes / majuscules / les heures des jours heureux / chassent les nuages / d’un ciel éthéré / éveillé / solitaire aux aguets / à la dérobée du jour / à l’écart du navire / échappé ».


Cette tension s’appuie sur les visions d’une réalité somme toute terrible : « quoi de neuf / sur le théâtre des opérations / pas de place ici / pour des temps meilleurs / qui ne viendront plus […] » (33). La vision est guerrière ; le monde est en proie au malheur, à la saleté comme en témoigne le poème suivant, cité in-extenso : « la brique rouge / des immeubles / de la petite ceinture / où s’entassent / gens cafards / & punaises de lit » (12).


D’où le cri : « l’effroi la peur l’angoisse / s’emparent un peu plus / de toi chaque jour / obscure cruauté / inconnue des autres / mais où est donc passé / le ministère du bonheur / perdu dans les ténèbres / de coupes sombres » (32). L’ennemi, le responsable du malheur des hommes, est à l’évidence l’ordre économique, ainsi que celui, administratif, qui le sous-tend ou l’accomplit. Le poète, quoi qu’il fasse, est condamné à toujours se tenir, quoi qu’il en coûte, du côté des hommes.

Reprenant les vers célèbres d’Aragon, le poète formule le constat suivant, particulièrement transparent : « oui c’est bien ainsi / que les hommes vivent / le cœur endurci / dans le silence assourdissant / d’une infernale machine / à broyer / dans l’accident généralisé / d’une société / à irresponsabilité illimitée » (24).


À partir de là, et un peu dans le désordre, le poète évoque les drames majeurs de notre époque, peut-être avec une sensibilité particulière pour l’enfance meurtrie, et ne peut, bien évidemment, les convoquer tous : Fukushima : « l’enfance volée / des petits bouts / de Fukushima / ici-bas / et d’ailleurs demain / regardés / comme de vulgaires criminels / comme tous les déplacés / des bacilles / juste bons / à éradiquer (38). Tchernobyl : « la terre jaune / parmi les troncs / de pins calcinés / cette odeur brûlé / âcre & tenace […] Tchernobyl mon amour / cette forêt ne renaîtra plus / plus de trente ans après / constante malédiction / ville martyre / rayée de la carte » (92). En lisant cette évocation, on pense à la fois aux villes de la Bible détruites par le feu du ciel, mais aussi à ce qu’au Moyen Âge encore on qualifiait de « terre gaste », dévastée, ruinée, soumise au mal et aux fléaux. Le poète, effectuant une plongée dans le temps, en vient même à évoquer l’explosion de la montagne Pelée, en 1902 : « soudain / la montagne grise au sommet pelé / la Grande Dame du Nord dit-on avec respect / explosa / la nuée ardente irrépressible / de l’éruption volcanique / la lave visqueuse / et les cendres brûlantes / en cours / détruisirent Saint-Pierre à ses pieds / et trente mille malheureux / comme ça / en passant » (81). Et, comme dans les chroniques du Moyen-Âge, l’épidémie (alors c’était la peste) trouve naturellement sa place dans Le silence des mots : « cohorte de bouffons / dans l’écho du chaos / assigné à résidence / tu écoutes / le décompte mortuaire / et quotidien / libre et enfermé / solitude forcée / & cie […] » (87). Voici qui nous rappelle l’époque pas si lointaine où comme un envoyé d’Hadès tenait chaque jour le décompte impeccable des victimes de la nouvelle peste.


Rien d’étonnant alors que des images d’Apocalypse semblent parcourir le recueil, comme en témoigne le poème 54 : « fils de huit jours / né dans la maison / de l’alliance perpétuelle / il pleut du soufre / il pleut du feu / regards hagards / la peur et l’effroi / nous sont tombés dessus […] ». Ailleurs la présence de l’arc-en-ciel rappelle peut-être les temps de l’alliance perpétuelle : « l’idée de l’odeur de la pluie / le rêve de l’arc-en-ciel / un gris sur gris miraculé / ton envol déjà sans issue / vers le miroir réfléchi » (47).


Il ne s’agit là que de réflexions et de pistes de lecture partielles et incomplètes à propos d’un ouvrage qui, en dépit de sa richesse, se glisse aisément dans la poche et gagne à être lu et relu.

 

Didier Gambert

1 commentaire:

  1. S'appuyant sur différents poètes (Aragon, Mathias Lair) mais aussi sur la musique (Thé&nous Monk) Didier Grimbert nous plonge tout à la fois dans la violence actuell mais aussi dans l'Apocalypse qu'il découvre dans "Le silence des mots": des mots qui s'entrechoquent et qui résonnent dans un silence percé de cris...

    RépondreSupprimer