Je tenais à rendre hommage au poète Georges Bonnet, né en juin 1919, à Pons, au cœur d’une Saintonge que l’on imagine alors presque virgilienne, songeuse et bucolique, telle qu’elle a pu être représentée avec bonheur par les peintres de la fin du XIXesiècle, bien avant les grands bouleversements induits par une agriculture mécanisée faisant une guerre rageuse et sans fin au paysage. Venu tard à la publication, le poète a donné au public pas moins de dix-neuf recueils. Le premier avait paru en 1965 (La tête en ces jardins, Promesse), suivi, bien des années plus tard, par un deuxième, en 1983 (Le veilleur de javelles, ORACL), alors que l’auteur avait atteint l’âge de 64 ans. À partir de là, les publications se sont succédé, régulièrement, soit que le poète ait accumulé une masse considérable d’écrits, soit qu’il ait eu à faire face à la grâce d’un épisode de grande floraison poétique. Quoi qu’il en soit, Georges Bonnet a trouvé dans la « retraite » l’énergie et la foi nécessaires à l’édification d’une œuvre : quarante années d’un bonheur de création ininterrompue en portent témoignage.
Le dernier recueil paru s’intitule Juste avant la nuit. Georges Bonnet, grand lecteur de poètes, parmi lesquels il faut distinguer, parmi beaucoup d’autres, Jean Follain et René Guy Cadou, l’a placé sous le patronage d’Edmond Jabès, cité en épigraphe : « Il faut, à la clarté, beaucoup d’ombres pour éblouir ». Peut-être cette citation rend-elle compte de l’expérience poétique de Georges Bonnet : c’est par leur absence que les choses se manifestent ; leur effacement les révèle. Il y a là, semble-t-il, quelque chose qui touche de près au mystère ténu de l’écriture poétique.
Écoutons Georges Bonnet : « La sirène s’est tue / L’étonnement / du silence // les oiseaux se taisent / L’arbre écoute / son ombre / respirer // Quelques pinces à linge / sur un fil de jardin / comme un moment d’escale » (p. 9). Ce poème, le premier du recueil, vaut comme « art poétique », comme manifeste, mais là encore, discret, ténu, retenu. On sera sensible à l’effacement des phénomènes à quoi succède un moment de révélation. Les choses les plus discrètes, soudain, prennent vie. Notons également la brièveté ciselée d’une écriture visant à l’économie absolue, sans qu’à aucun moment on n’ait une impression de sécheresse. Le poète va puiser son émotion dans les plus humbles choses, comme a pu le faire, plus récemment, Joëlle Pétillot dans Le Bal des choses immobiles(Alcyone, 2019).
Avec ce début on entre de plain-pied dans l’univers de Georges Bonnet : sous le regard du poète, qui semble approfondir un secret, les choses, soudain, avec une évidence qui surprend et confond, prennent une âme. Le plus bel hommage, ici, consisterait, humblement, à se taire, à recopier un à un les textes du recueil, tant les « réussites » s’imposent, sans clinquant, sans artifice : « Un langage pur / pas assez / pour l’eau / de la fontaine // La terre est bonne / et chaque graine / trouve son ciel // […] » (p. 31). Le poète semble nous rappeler des évidences dont nous avions perdu le sens. Il se fait la voix d’une vérité des choses, et ce sans aucun souci d’imposer ou de donner une leçon. Parfois, mais on pourrait même dire « toujours », et sans que cela soit revendiqué, l’écriture tend au dépouillement du haïku : « Des chaises / autour d’une table / sans que personne / jamais ne s’assoie » (p. 41). On se dit que ces quatre vers, de par le vide, l’absence, qu’ils installent au cœur de la lecture, auraient pu tout aussi bien être écrits par la poétesse japonaise Sei Shonagon, qui vivait au Japon aux alentours de l’an mille. Peut-être les aurait-elle placés dans la rubrique des « Choses tristes ».
Le poète se tient toujours à l’orée de la signification : le sens est à chercher dans un au-delà des mots, selon un processus d’économie langagière dont Georges Bonnet a fait, sans le dire, un principe d’écriture : « À la fenêtre / le ciel bas // Le silence / du jardin // Sur l’étagère / la pauvreté / des choses » (p. 60). La lecture crée un vide à l’intérieur de soi, au sein duquel la rêverie résonne et se fortifie. Citons encore : « La sérénité / de l’heure / comme un fruit mûr / sait tout par cœur // L’émoi d’un mur / de pierres sèches / à l’approche / des lézards // Près/ d’un lilas en fleurs / se respirant » (p. 58). Ou encore : « Le cèdre / en son orgueil / clos // Le soleil / et les précautions / de l’ombre // Un mort remonte / à hauteur / de mémoire » (p. 50). Ce cèdre, c’est peut-être celui qui s’élève dans le jardin du poète, auquel il se réfère dans un de ses entretiens. De fait, en dépit d’une forme d’effacement du « je » du poète, la dimension autobiographique semble bien présente dans le recueil. Sans doute faut-il imaginer que le pronom « il », qui apparaît dans certains textes, est une façon, pudique et retenue, de dire « je » : « Des souvenirs / récupérés / par l’écriture // Il écrit / parfois / de plus loin que lui » (p. 104). « Je » comme un autre, mais « je » tout de même, dans l’indécision du « il ».
L’écriture de Georges Bonnet, est aussi une écriture de la mémoire : « Ce qu’il écrit / l’invente // Un frêle souvenir / rongé par l’oubli // À la lueur / d’une insomnie // Il se donne / fier et nu // Comme se jettent / les falaises » (p. 12). Tout ce poème semble investi d’expérience personnelle. On se tient, semble-t-il, à mi-chemin du « souvenir » et de « l’invention », peut-être au sens de « découverte », comme on disait qu’un voyageur était « l’inventeur » d’une contrée nouvelle. De fait, Juste avant la nuit, se donne sans doute à lire comme une « Recherche du temps perdu ». Ainsi de cette vision : « Des papillons / parmi les rires / des graminées // Une jeune femme / se tient droite / comme un chiffre / devant sa porte // En son obstination / sa longue robe / comme une source » (p. 84). D’où provient cette image, presque nervalienne : image de la mère, d’une sœur, d’une femme aimée ? Tout reste enclos en son mystère, sur le seuil du dévoilement, à la fois donné et refusé. La mémoire, encore : « Dans un tiroir / un poignard / né d’un cri // De vieux poèmes / où le cœur a battu // Des pages blanches / parmi les morts » (p. 126). Le recueil fait en quelque sorte l’inventaire d’une vie dont il ne retient, au terme d’une alchimie subtile et personnelle, que l’essence. Comme il le suggère dans un de ses poèmes, Georges Bonnet nous convie à observer « l’ombre d[’une] ombre » (p. 86).
Cette écriture est le fruit d’une longue expérience humaine : « Toute une vie / derrière soi // L’écho : c’est d’écrire » (p. 45). Et encore : « Il se perd / en souvenirs // Écrire / dit-il / c’est être deux » (p. 57). Pudeur, émotion. Conjurer l’absence : l’écriture reconstitue l’unité perdue, l’amitié, l’amour, ou encore, peut-être, Georges Bonnet ayant aussi étudié la philosophie, l’androgyne platonicien, figure de perfection.
Pour finir, évoquons la sérénité qui émane et s’empare de ce recueil : « Regardés comme il convient / très haut / les noisetiers / respirent bleu // Tranquillement / comme paissent les jardins / dans la nudité / du silence » (p. 83). Si l’on osait, on parlerait de sagesse. Georges Bonnet, avec un bonheur rare, porte haut la poésie.
Un lien (https://www.youtube.com/watch?v=o1a7MsvvB6s) permet d’entendre et de voir le poète, chez lui, nous invitant familièrement à partager les arcanes, et les bonheurs, de son écriture poétique.
Didier Gambert
Sacrée énergie, ce Georges Bonnet aujourd'hui centenaire. Et une belle lucidité. Merci pour la présentation et pour le lien.
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