Didier Gambert a lu, de Ian Bostridge, Le Voyage d’hiver de Schubert, Anatomie d’une obsession(Actes Sud, 2017).
Il s’agit ici d’évoquer un livre paru en novembre 2017, qui n’est pas un ouvrage de poésie à proprement parler, mais un livre qui se situe à la frontière de plusieurs genres, dont la poésie, et appelle à de nombreuses associations : c’est un livre de critique musicale, réalisé par un ténor anglais réputé, mais on y lira aussi une belle traduction, fidèle, presque au mot à mot, réalisée « de chic » si l’on en croit l’auteur, des poèmes du Winterreisede Wilhelm Müller (1824), donnés également en langue originale. L’ouvrage, de belle ampleur (443 pages), situe chaque poème — de « Gute Nacht » au fameux « Leiermann » qui le conclut — dans un contexte esthétique et musical, ainsi que social et historique. Pour tout dire, le lecteur français a ainsi la possibilité d’appréhender, de comprendre et de ressentir pleinement, et dans toutes ses dimensions, une œuvre mythique du romantisme allemand.
Une œuvre mythique car elle semble détenir un indéniable pouvoir d’irradiation, et rayonner mystérieusement au cœur d’œuvres aussi diverses que celle de Franck Venaille, en poésie, ou de Jaume Cabré dans le domaine de la nouvelle. Le poète Jean-Pierre Siméon a aussi récemment proposé une traduction en vers libres du recueil de Müller (2011), preuve, s’il en était besoin, de l’aura qui continue à entourer ce cycle de lieder.
Franck Venaille évoque au moins par deux fois explicitement le Voyage d’hiverdans La Descente de l’Escaut(1995) : « Ses ongles / Sa barbe / Et ses cheveux / poussèrent // […] Sur la rive d’en face / d’un pas égal au sien / avançait / la faucheuse// Que pouvait-il y faire ? // Rien ! / Sauf / (peut-être) / se souvenir / d’un chant semblable / extrait / du / long/ Voyage d’hiver » (op. cit., p. 122). Il semble que le cycle de Müller et de Schubert accompagne le poète dans sa descente du fleuve Escaut, de la source où il plonge sa main malade, jusqu’à l’embouchure. Un peu avant (p. 85), on pouvait lire : « Animaux d’eau : tous ceux que la mer attire ! / Étais-je au milieu d’eux celui qui apprend ou / qui transmet ? Poules marines qui, de tout s’ / effraient et en l’honneur desquelles sans / doute je me mis à fredonner : « « Sur le fleuve » / du déchirant Voyage d’hiverque, depuis des / semaines J’accomplissais ». La Faucheuse d’un côté, inquiétante, cheminant sur l’autre rive, parallèlement au marcheur ; un voyage perçu comme « déchirant », d’autre part. Il semble que le Voyage d’hiverde Müller-Schubert favorise les identifications, et résonne au cœur de chaque lecteur, ou auditeur. Et que penser de ce verbe à l’imparfait : « J’accomplissais » ?
De quoi s’agit-il en fait ? Un jeune homme, on l’imagine tel, quitte, nuitamment, la maison de sa bien-aimée, où il était hébergé, ou accueilli. Il la quitte, pourrait-on dire, comme un voleur. « Étranger je suis arrivé, / Étranger je repars. / Mai me fut favorable / Avec maints bouquets de fleurs. / La fille parlait d’amour, / La mère même de mariage. / Maintenant le monde est si sombre, / Le chemin enseveli sous la neige » (« Gute Nacht », p. 20). Il s’agit de l’échec d’un rêve d’amour, thème éminemment romantique. Cependant Ian Bostridge insère ce récit (car ce recueil est un récit) dans le contexte de l’époque post-napoléonienne, régie par les mesures et les lois de Metternich : il était par exemple, apprend-on, impossible de se marier à un homme qui n’aurait pas disposé des revenus permettant à un ménage de vivre, disons, bourgeoisement. Schubert se serait trouvé dans ce cas, d’où une identification possible avec le personnage que l’on suit dans Le Voyage d’hiver. Ian Bostridge se livre également à une subtile analyse du mot « Étranger » (Fremd)qui ouvre le premier poème du cycle : il serait lui aussi porteur de connotations politiques contemporaines de la composition du recueil.
Ceci étant dit, on accompagne le héros au cours de son voyage sans issue. Tout lui rappelle son bonheur passé ainsi que sa douleur présente. Le poème 5, « Le Tilleul » (Der Lindenbaum), est porteur de ce déchirement sentimental : « À la fontaine, près de la porte, / Là se dresse un tilleul. / J’ai rêvé sous son ombre / De nombreux rêves suaves. // J’ai gravé dans son écorce / De nombreux mots d’amour ; / Dans la joie et dans la peine, j’étais / Toujours attiré vers lui. // […] À présent, je suis maintes heures / Éloigné de cet endroit, / Et toujours je l’entends murmurer : / Tu trouverais le repos là-bas ! » (p. 107).D’une manière très moderne, les moindres choses prennent sens. Comme l’explique Ian Bostridge, le poète Müller ignore toute forme de pathos et exprime simplement la douleur et la tristesse.
Il n’est pas possible, en deux pages, d’évoquer tous les textes du cycle. Le narrateur va assister à un spectacle de feu-follets, rêvera du printemps en plein cœur de l’hiver glacial, entendra le cor de la voiture de la Poste (poème 13) avec émotion, mais il n’y aura pas de lettre pour lui. Et le critique, alors, d’évoquer de manière convaincante l’instauration en Allemagne d’un système de poste à l’époque de Schubert et Müller.
Faisons un sort particulier au poème Die Krähe (La Corneille) : « Eine Krähe war mit mir / Aus der Stadt gezogen, / Ist bis heute für und für / Um mein Haupt geflogen // Krähe, wunderliches Tier / Willst mich nicht verlassen ? / Meinst wohl bald als Beute hier / Meinen Leib su fassen // Nun, es wird nicht mein mehr gehn / An dem Wanderstabe. / Krähe, lass mich endlich sehn / Treue bis zum Grabe ! » (« Une corneille était avec moi / Sortie de la ville, / Et jusqu’à ce jour constamment / Elle a volé autour de ma tête. // Corneille, bizarre animal, / Tu ne veux pas me quitter ? / Tu penses bientôt, comme une proie, / Te saisir ici de mon corps ? // À présent, il n’y aura plus loin à aller, / Avec le bâton de marche. / Corneille, fais-moi voir enfin / Une fidélité jusqu’à la tombe », p. 298-299).
Le commentaire rattache évidemment l’oiseau noir à un symbolisme funèbre, et, par un rapprochement esthétique stimulant, propose une étude du Chasseur dans la forêtdu peintre Caspar-David Friedrich (1814). À peine postérieur aux guerres de libération menées contre Napoléon, le tableau représente un chasseur de l’armée impériale, sans son cheval, perdu dans la grande forêt sombre, au sein de laquelle il va être englouti. Perché sur un tronc coupé, symbole fatal, un corbeau, ou une corneille, surveille l’homme égaré. Ian Bostridge parvient ainsi à faire vivre et enrichir pour le lecteur et l’auditeur une œuvre du répertoire musical et poétique qui, sans lui, resterait mystérieuse. Paradoxalement, l’élucidation du mystère, approfondissant la compréhension de l’œuvre, la rend encore plus fascinante.
Mais ce voyage est sans issue. La figure du joueur de vielle, croisée dans le dernier poème, ne préfigure-t-elle pas le destin du personnage ?
« Là-bas derrière le village / Se tient un joueur de vielle, / Et de ses doigts gourds / Il tourne ce qu’il peut. // Pieds nus sur la glace / Il chancelle de-ci de-là, / Et sa petite écuelle / Reste toujours vide / Nul ne peut l’entendre, / Nul ne le regarde, / Et les chiens grognent / Autour du vieil homme. / Et il laisse aller / Tout cela à son gré, / Il tourne, et sa vielle / N’est jamais silencieuse. // Étrange vieillard, Dois-je aller avec toi ? / Veux-tu pour mes lieder / Tourner ta vielle ? » (p. 405). Étrange image de dépossession, surgie en haut du village (on ne va pas plus loin ?). Ce joueur de vielle n’offre-t-il pas un miroir à l’homme délaissé ? La poésie ne serait-elle pas la continuation de la douleur, sous une autre forme et avec d’autres moyens ? Ian Bostridge y voit jusqu’à un personnage de danse macabre (Totentanz). Rien d’étonnant chez le compositeur de La Jeune fille et la mort. Tout cela est très romantique, mais l’on est frappé par la densité de ces textes, que leur analyse rend étonnamment contemporains.
Un lien vers le poème « Die Krähe », sur le site youtube de Ian Bostridge : https://www.youtube.com/watch?v=uwnikjbEm1o
Didier Gambert
Merci pour cet article rendant accessible un ouvrage qui semble fort dense et érudit. On en sort avec l'envie d'aller écouter ce fameux "Voyage d'hiver" (et pour ma part, avec celle de me plonger dans ce volume de nouvelles de Jaume Cabré !).
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