Note de lecture

 

Didier Gambert a lu Du Viêt Nam que reste-t-y, de Mathias Lair (éditions Pétra, mai 2021, 108 p., 14 €).

 


Avec Du viêt Nam que reste-t-y, Mathias Lair poursuit l’écriture et la publication de « proèmes ». Refusant en quelque sorte, mais sans ostentation, l’arsenal poétique, le beau langage, la métaphore, l’auteur — prenant appui sur le « que reste-t-il ? » du Carillon de Vendôme, qui évoquait en des vers naïfs ce que les cruels « Anglois » avaient laissé au Dauphin de France, « si gentil » — entreprend de faire le récit de ce qui reste d’un voyage au Viêt Nam. Peut-être faut-il voir là une interrogation sur le souvenir, sur ce qui reste d’une expérience, sur l’impossibilité d’écrire sur le motif, mais après, alors que l’événement a eu lieu, un peu comme Proust, qui, dans sa Recherche, doit d’abord vivre, avant de transformer l’expérience vécue en récit, ou bien encore comme Baudelaire, qui, sous la contrainte, entreprenait un voyage exotique interrompu à l’Île Maurice, voyage dont les traces seront visibles dans son œuvre future et l’ensemenceront. Ce qui donne, chez Mathias Lair : « C’est après que ça vient / Dans l’après coup / Pendant j’étais comme / Une bûche avec des Oh / Des Ah en étincelles / Aussitôt brûlées qu’allumées […] (p. 25).


Sans remonter aussi loin dans le temps que ses illustres prédécesseurs, le « proète » constate qu’il n’est pas revenu de là-bas : « n’en suis pas / revenu ni là / ni là-bas resté entre / Deux eaux mais aussi deux / Temps […] N’en finira jamais au bout d’un mois / J’en reviens pas » (p. 13). À croire que quelque chose de lui est resté dans ce là-bas, que l’on revient comme déchiré de ces escapades dans l’ailleurs. Ceci étant dit, Mathias Lair use de tous les registres à sa disposition, dont une bonne dose d’humour, lorsqu’il consacre un texte entier (un « proème ») au voyage à l’occidentale : « Régression touristique / Beaucoup d’échanges / Sur les préoccupations / Intestinales ( y aller ou pas trop / Vite ou pas du tout) / Où faire pipi (pas dans / La culotte) et le miam / Miam (là c’est bon là c’est pas / Bon) on pourrait dire / Qu’on est à l’est comme / On dit « à l’ouest » d’une personne / Qui a perdu son orient » (p. 15). Le voyageur (l’exote ?) réserve une part de critique amusée à ses compatriotes — désorientés — que seules rassurent les préoccupations culinaires.


Lui, on le devine un peu perdu, troublé par les multitudes humaines, homme des foules d’un genre nouveau : « C’est un fleuve rugissant / Ça coule ça n’arrête / Pas comment traverser / Le flot sans couler renversé / Par les motorbikes il faut / Avancer lentement sûrement / Alors on apprend l’imperceptible / Égard il faut plonger / Faire partie de cette masse / Brownienne chaque particule / Contourne l’autre avec / Prudence » (p. 45). On ne sait au juste s’il est question de circulation automobile, ou de déambulation pédestre parmi les « motorbikes ». La poésie se glisse dans l’apprentissage de « l’imperceptible Égard », qui est peut-être une forme de déférence envers l’autre, une manière de l’appréhender, une certaine façon d’occuper l’espace, d’entrer dans le flot pour un bain initiatique ?


Pour cela, peut-être convient-il d’abord de se défaire d’une encombrante identité : « Je suppose que d’autres trimballent / Leur carapace jusque-là / Où qu’ils aillent c’est eux / Alors que je voyage sans bagage / Personnel j’ai laissé chez moi / Mon noyau du coup je vogue / Un peu trop sans moi » (p. 14). L’expérience du flot, d’une sorte de fusion « brownienne », réclame cette forme d’abandon, qui, seule peut-être, permet de vivre l’exotisme.


Et l’on n’est pas surpris, pour tout dire, même, on l’attendait, de trouver trace de celui qui, parmi les poètes, passe pour le maître de l’exotisme. Victor Segalen apparaît à la page 75 du recueil : « Victor Segalen raconte / En Chine mais c’est pareil / Sa visite d’un mausolée / Son toit aux courbes originaires […] » L’ailleurs, c’est avant tout un exercice d’assimilation, même si, remarque Mathias Lair : « Ils font oui mais / Ils pensent non ou plutôt : / J’y comprends rien au charabia / Du visage pâle je n’ai pas envie / De savoir je fais oui / Cause tais-toi et passe » (p. 83). Il n’est pas facile d’être un exote, quelque chose, dans le voyage, échappera toujours au voyageur.


Structuré en trois parties (« Pas revenu », « Un petit tour et puis voilà », « Voir et savoir) le recueil cultive une forme de modestie et d’interrogation. Passées les premières impressions du retour, on s’ouvre à ce pays, resté tout de même bien étrange. On appréhende d’abord son histoire, celle du long demi-siècle qui a précédé, marqué par la guerre, l’établissement d’un régime communiste : « On est venus pour saluer l’oncle Hô / L’honorer de quelques bananes et baguettes / D’encens puisqu’il est dans le culte malgré lui / Voulait ses cendres au vent mais non / Les camarades l’ont consigné / Dans le grand livre des ancêtres » (p. 29). Peu à peu (mais remarquons les infractions syntaxiques auxquelles se livre le « proète », attribuant « lui » aussi bien à « malgré » qu’à « voulait », infractions réitérées dans le recueil) on entre dans le Viêt Nam moderne, fait d’inégalités, sans doute de corruptions : « Poissons en Porsche Cayenne et / Nissan X-trail Suzuki S-cross / Avec vitres teintées et chauffeur / Les camarades pratiquent la discrétion / Quelques paysannes poussent leurs vélos / Chargés de fruits sans oublier les fleurs » (p. 32). Ces vélos, qui ont permis aux camarades de rouler en Porsche Cayenne, ont été bien utiles à l’époque des guerres passées. Alors, ils ne transportaient pas « Pitayas courges et patates douces » (p. 32), mais, rappelle Mathias Lair : « À Dien Bien Phu les militaires français / Pensaient que les Viêts ne pourraient / S’approvisionner pas plus de cinquante / Kilos d’armes et de munitions croyaient-ils / Sur un vélo mais avec quelques planches / Pour renforcer et du fil de fer / les bécanes devenaient de petits camions » (p. 32). L’histoire, le passé sont donc omniprésents dans ce recueil, qui les interroge.


Et le Viêt Nam devient comme un pays en perte d’identité, étrange, où, dans une sorte de mondialisation désenchantée s’épanouit une forme de désir d’occident : « Elles roulent masquées on ne voit / Que les yeux pour la poussière / Des motorbikes ? mais pas / Sur la plage ! toutes habillées / Aux bras des gants longs / Jusqu’aux coudes aux pieds / Des chaussettes à doigts on se croirait / En Arabie saoudite les affiches publicitaires / Donnent la clé que des visages / Pâles des cheveux érotiquement / décolorés plus que la race / C’est la classe / Les pauvres dans les champs / Souffrent d’un malséant bronzage / Les camarades dans leurs voitures aux vitres / Teintées restent blancs / Comme neige (p. 46) ». Il y a presque du La Bruyère, dans ce texte qui rappelle la surprise d’un voyageur qui, dans son carrosse, au XVIIe siècle, découvrait tout d’un coup que ceux qu’il avait pris pour des animaux répandus dans les champs, noircis de soleil, étaient en fait des hommes. Mathias Lair, allant au-delà d’un imagerie touristique, en vient ainsi à souligner les ravages produits par le mélange du communisme et du capitalisme : « Pour la fraternisation des peuples / On a déjà donné à notre tour / Money money en l’an 2000 / 95 % des entreprises sont privées / Pas pour tout le monde derrière / L’écran les camarades veillent / Au gain » (p. 86). C’est ainsi l’histoire de ce héros, vétéran des guerres anciennes, qui doit restituer à ses anciens maîtres la maison qu’il occupe, et à qui on attribue « Deux stalles d’écurie / Comme habitation » (p. 87). C’est aussi celle de cette guide « dans la baie / d’Ha Long ». Elle a étudié, aurait pu « enseigner hélas […] / Sa famille est trop pauvre / Elle n’aura pas de poste / Voilà pourquoi elle guide / Dans son français impeccable : / “Je n’ai pas de quoi payer / Le dessous de table” » (p. 90).


Du Viêt Nam que reste-t-y est donc une œuvre où, souvent, affleure la mélancolie, celle que l’on peut éprouver en constatant que nous ne sommes la plupart du temps que des témoins, que nous pouvons porter la parole, mais qu’elle peine à agir sur le monde.


Reste, intact, le plaisir pris à la lecture des cents-trois pages du recueil, et peut-être, cette leçon : « Demain avec / Ma pioche et ma ligne / J’irai tranquille laissant aux / Autres leurs plaisirs / Je chercherai un lieu / Solitaire que les gens / Intelligents se rendent eux / Aux endroits bruyants / Tumultueux en automne / Je mangerai des pousses / De bambou en hiver / Des haricots germés / Au printemps je me baignerai / Dans l’étang aux lotus / En été je me baignerai / Dans la mer je boirai / De l’alcool au pied / D’un arbre je regarderai / Les honneurs les richesses / Comme un rêve » (p. 102). 

 

Didier Gambert

1 commentaire:

  1. merci de cette lecture à la facette, comme on dirait pêche à la mouche. c'est bien mon ressenti après mon propre parcours dans ce livre..cette impression de multiples regards, reflets dans le souvenir. d'ailleurs je crois que ce dernier a toujours cette vertu d'être "trop plein" et donc d'être ce morcellement de soi dans le temps passé et présent.

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