Bruyère, bruit d'hier...
Je marche sur du mauve, du mauve dru et changeant qui va de la teinte raisin vert glissant vers le violet, en passant par le rose trémière, un rose modulable, micromultiple, plus ou moins dense, suivant sa position par rapport au soleil ! Sombre et serré au nord, rose lumière et détendu, relâché au sud.
Suis-je digne de fouler ce sol ? Ce sol qui de l'ubac à l'adret s'étend à l'infini ; ce tapis qui épouse le galbe de la colline et puis file s'engouffrer dans les crosses de fougères alignées en avant-poste en contrebas, tous près de la rivière. Et dire que l'on compose des balais en taillant des touffes de ces sauvages et hautes bruyères ! Il est vrai que les tiges sont d'une raideur étonnante : un genre de fourrure de hérisson qui aurait décidé de fleurir, comme ça, un coup de folie pour courcircuiter l'hiver! On se demande pourquoi ce déploiement, cette mante déroulée pour rien, puisque les mauvais jours vont venir rouiller toute la colline, tout geler, jusqu'aux dernières abeilles sauvages.
Mais il suffit de cueillir un seul de ces brins de bruyère pour songer à Apollinaire, à ses mots d'adieux adressés à celle qui l'attend dans cet Ailleurs fleuri des souvenirs ; il suffit de se remémorer...''J'ai cueilli ce brin de bruyère....''Nous ne nous reverrons plus sur terre... mais souviens-toi que je t'attends...'' pour sentir affluer au cœur une douleur délicate et profonde, un espoir inoublié qui devient tendre compassion.
Oui, il me suffit de respirer ce brin de bruyère dont on crée des absolus qui charpentent, donnent du corps et de l'âme aux parfums célèbres, pour voir ressurgir cet instant vivace niché dans la mémoire : Apollinaire serrant dans ses bras cette fragrance issue des bois fraîchement remués.
Il suffit de respirer cette essence volatile pour se dire que la bruyère si enracinée, si expansive et parfois coriace, rend finalement l'Infini léger.
Il suffit de caresser ce crissant brin de bruyère pour entendre, juste avant l'hiver, le cri d'envol de la grive dernière... échappée de lumière !
Jeanne Champel Grenier, enseignante, artiste-peintre et poète. En Ardèche : prix S.P.A.F. 2014 ; en Provence : Apollon d'or Poésie Vivante 2016. Une vingtaine d'ouvrages édités (15 recueils de poèmes, 3 romans, 3 recueils de nouvelles). Est publiée (textes et chroniques) dans une dizaine de revues : Portique, Le journal à Sajat, L'Albatros, Poésie sur Seine, Florilège, Verso, Traversées, Rose des temps, Couleurs Poésie 2, Les Amies de Thalie. Présente dans les n° 61, 62 et 67 de Lichen.
quel beau texte ... moi qui, pourtant , n'aime guère les bruyères ...
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