Les poèmes d’Élise m’ont été confiés par sa maman et j’en ai sélectionné quelques-uns. Ils m’ont profondément bouleversée et j’ai vu en Élise l’âme et le talent d’une grande poétesse. Je suis heureuse de la faire revivre dans les pages blanches et grises de Lichen.
Nadège Cheref
La grève
Je fais la grève des pensées
C’est décidé, pas de marche arrière
Je suis lumière et pas pressée
De succomber
Sous le poids d’un cerveau épuisé
Assez ! Je regarde passer le temps
Je contemple
J’arpente sans y songer
Les allées de soleil
Qui serpentent dans ma tête
Sans idées, sans images
Le paysage à l’intérieur
Est blanc et bleu
Comme un cœur silencieux
Mais quel soulagement
C’est grand, enfin
Immense, sans fin
J’aimerais m’y voir plus souvent
Du matin au soir
Et même du soir au matin.
L’orage
Sous mes doigts, vibrent des cordes de guitare,
Mais je joue si fade et lent, que nul ne m’entend,
C’est l’orage, au loin, qui ce soir est la star,
Il crachera sur nos têtes, nous surprendra sous les arbres,
Nous, fuyant, lui, tirant ses dards,
De lumière, de glace et de vent,
L’orage ne m’effraie que lorsqu’il est tard.
Si j’étais sous une rivière, je pleurerais pour la gonfler,
La sortir de son lit,
Et faire ruisseler son oreiller,
Si j’étais sous une montagne, je la soulèverais de mes bras,
Et sur les toits,
Hurlerais de rage, de pitié de moi,
Mais l’orage toujours approchant,
Pleure ma nuit et la foudroie,
Sans dormir, durant des heures, et tant et tant d’instants lents,
Le temps mouille et se déroule, mon esprit se surprend,
A de discrètes folies, et quand la nuit sera finie,
L’orage aura fait de mon cerveau un dément.
Cet automne-là
C’est l’automne où je suis sortie de moi
C’est cet automne-là
Où ma peau n’a plus voulu de moi
Elle a craqué, elle s’est déchirée
Dans un bruit sinistre
Moi j’ai étouffé un cri
Mais le cri est quand même sorti
Presque mort, évanoui
Il est sorti pourtant
Et je crois qu’à des kilomètres
À des milliers de kilomètres d’ici
On l’a vu courir, mon cri
On l’a vu partout
S’enfuir comme un fou
Et dire à tous ceux qu’il croisait
Cette fille a perdu la raison
N’écoutez pas ce qu’elle vous dit
Et mon cri a fait le tour de la Terre
Et mon cri a vu du pays
Il en est revenu tout fier
Et quand il est rentré, il m’a dit :
Là où tu vis ça ressemble un peu à l’Enfer
Mais l’Enfer c’est plus joli
Que le monde de poussière
Que tu t’es construit
Va courir toi aussi
Au-delà des mers
Va voir comme la vie
Fait vibrer tes artères
Va sentir comme le vent
C’est froid mais c’est bon
Va jouer avec les rues
Va danser avec les ponts
Va écouter le son
Des voitures dans la nuit
Et regarde comme juste un cri
Peut écrouler ta prison.
Le patient aux airs de rien
On dirait qu’il me ressemble
Un garçon et son bonnet
Il roule ses clopes, perd ses briquets
Un adolescent pour de vrai
Qui aurait échoué ici
Pourquoi ? Personne ne le sait
Un peu soucieux, peut-être
Un peu perdu
Et puis soudain voilà
Qu’un grain de sable, un caillou, même
Vient faire grincer les rouages
Et jeter dans ses bavardages
Quelque chose de chaviré
Quelque chose d’un rêve éveillé
Et le garçon aux airs de rien
A alors l’air d’un train étrange
Qui ne sait plus trop où s’arrêter
Ni même si les rails sont sous ses pieds.
Je vis dans un monde
Je vis dans un monde dont je suis la reine,
Un royaume infini, que seule, je gouverne,
Mes sujets à genoux ne s’animent que pour moi,
Et cessent d’exister quand je ne suis plus là,
Les jouets qui m’entourent ne sont jamais si vivants,
Que lorsque je les touche de mes doigts de géant,
Et toute lumière s’éteint quand se ferment mes paupières,
La planète n’est plus rien si mes pieds ne touchent plus terre.
Je suis un palais que seule, j’habite,
Le seigneur de ces lieux jamais n’invite,
Les pâles personnages qui peuplent ses plaines,
À venir traverser les murs de son domaine,
Seuls quelques vents glacés viennent se glisser sous les
fenêtres,
Des fantômes du passé se décident à apparaître,
Et ramènent à la vie de douloureux échos,
Qui font souvent vibrer les murailles du château.
Je suis un cachot dont personne n’a la clé,
Je suis une tour dont une princesse veut s’échapper,
Une princesse qui ignore qu’une fois envolée,
Le château tout entier, avec elle, viendra à s’écrouler,
Et partout alentour, rien n’aura changé,
Le monde continuera doucement d’exister,
Mais la naïve princesse n’y croit pas,
Comment imaginer un monde sans soi.
Élise Bouchard est née en 1979, elle nous a quittés en 2007. Sa famille et ses amis proches ont souhaité que son œuvre inachevée ne passe pas inaperçue. Ils ont fait publier trois recueils de poèmes : Portraits, Le théâtre du vent et Musique de nuit, chez Flam (à Sète). Élise avait fréquenté l'école d'art Émile Cohl à Lyon. Tous ses textes sont illustrés par ses propres dessins. Deux autres recueils sont prévus ainsi que deux ouvrages regroupant ses nouvelles accompagnées de ses peintures. Elle était aussi auteur-compositeur-interprète et avait enregistré certaines de ses chansons. Elle avait été sélectionnée comme auteur, aux Rencontres d'Astaffort de Francis Cabrel, en mai 2006. C'est sa première apparition dans Lichen.
Merci pour les beaux poèmes d'Elise Bouchard que je suis heureuse de découvrir.
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