Notes de lecture


1. Matrie de Colette Daviles-Estinès (éditions Henry, 2018), lu par Michel Diaz.
 
« Connaître son origine », écrit Colette Daviles-Estinès au début de la postface à son recueil, posant là, dès ces mots, le sens de la démarche poétique qui conduit son ouvrage et le but de sa quête. Et elle s’en explique : « Bringuebalée sur la planète depuis ma naissance, déracinée, transplantée, déracinée encore et encore, j’ai toujours été fascinée par les gens qui étaient en mesure de dire qu’ils venaient d’un pays particulier, d’une région bien précise, le nom de leur famille est écrit sur les tombes de la moitié du cimetière de leur village. »
 
Le terme « d’expatriation » n’est certes pas tout à fait synonyme de celui « d’exil », mais il peut recouvrir les mêmes douleurs engendrées par les mouvements tragiques de l’Histoire des hommes et la complexité des relations que ceux-ci entretiennent avec les lieux du monde où ils ont vu le jour, avec le monde, simplement, dans la globalité de son espace. Quoi qu’il en soit, nous voici, dans ce recueil, à l’opposé des sentiments et de la poétique du poète Adonis qui fait de l’exil sa plus précieuse et sa plus forte revendication, sa seule légitimité à être et à écrire, puisque, pour ce dernier, nous ne pouvons, ni ne devons, nous inscrire dans aucun lieu, que l’exil est le seul territoire possible à l’homme et au poète, et que le seul chemin de liberté où il peut avancer est celui de l’errance assumée, vers un lointain inaccessible, son unique patrie.
 
Évoquant la complexité liée aux origines de sa propre histoire, Colette Daviles-Estinès écrit, quant à elle, dès les premières pages de son ouvrage : « Des années que je porte cette histoire / sans trop savoir / par quel bout la prendre. »
 
En effet, d’évidence, l’auteure ne sait trop par quel bout la prendre. En inversant les mots « d’aller-retour » pour parler de ses deux voyages au Vietnam où elle est née (et dont elle n’a aucun souvenir), et en en faisant deux « retour-aller », elle indique bien où sont ses vraies racines affectives, celles aussi « du sang », ce territoire qu’elle nomme « matrie » faute de pouvoir revendiquer l’espace d’une plus authentique patrie. Pourtant, en même temps, les courts poèmes qui composent cet ouvrage, consacrés à ces retours vers la terre natale, s’apparentent plutôt à des pages de « carnets de voyage » où s’expriment d’abord l’émotion, l’étonnement et le ravissement de la découverte plus que le sentiment de la re-découverte ou de la re-connaissance de cette terre, puisque celle-ci n’existait que par ce que lui avait légué, de longue date, la mémoire familiale.
 
« Pour être expatriée, il faudrait d’abord avoir une patrie », dit l’auteure dans le même texte de postface. C’est bien là le problème de tous ceux qui se sentent déracinés, qui se sentent toujours plus ou moins étrangers dans le pays où le hasard des événements les a très tôt jetés, ou celui dans lequel ils ont choisi de vivre, de ceux-là qui, parfois, doivent tout apprendre et, pour les autres réapprendre, de leur pays natal.
 
Si je puis me permettre ici une très brève parenthèse, je me contenterai de dire que je suis d’autant plus sensible à l’expression de ce déchirement que, partagé moi-même, depuis toujours, entre trois pays, trois cultures, je n’ignore pas que, souvent, on ne peut sauver son identité qu’en revendiquant, comme le fait Colette Daviles-Estinès, son statut de « citoyen(ne) du monde ». Mais j’employais la formule de « carnets de voyage » car la plupart des titres de ces poèmes (et leur contenu) nous permettent de le faire, même nous y incitent, par exemple : « Dubaï Bang-kok », « Hö-Chi-Minh-Ville », « Minh Chan Hôtel » « Niakoué », « Savourer le voyage », « Mékong », « Hôi An », « Baie d’Ha Long », « La dix-neuvième chambre », « Hué, le rêve » ou « Bus de jour ». Pages de carnet poétique à l’écriture exquisément sensible aux objets et formes du monde, aux rumeurs de la vie, des villes et des rues, aux voix qui les animent, aux odeurs, aux saveurs, aux éclats des lumières sur l’eau. On tombe ainsi, à chaque page, sur de savoureuses trouvailles de langage où se condense la plus pure poésie. Celles-là, presque prises au hasard : « je cherche le vent rouge / dans la mémoire du ciel », ou « ce pan de miroir où plisse / une aube de safran », ou « on entend la pluie frire sur les toits », ou encore « Je capte la lumière / qui crawle et se délite / à la surface de tout ce qui onde. »
 
Ces pages, qui ressemblent davantage à la narration d’une errance qu’à un voyage qui aurait prévu sa destination, sont aussi l’occasion, bien évidemment, d’évocations d’ordre autobiographique qui entrent dans le cadre de la « quête des origines ». Le premier poème, « Puzzle », en pose les premiers éléments, et le titre de quelques autres en consolide le parcours : « Le consulat », « Mamie Louisa », « Mon sang du nord » ou « Au nom des pères ». Là encore, une écriture sûre sait trouver le point d’émotion, comme dans « Hai Phong […] / Port qui n’en finit pas / de traverser l’écume naphtaline / tous flamboyants éteints ». C’est dans ces textes que la voix de Colette Daviles-Estinès semble retrouver, tout spontanément, comme remontée du fond d’elle-même et à son insu, des accents de petite fille : « Nous avons longé le pâté de maisons / C’est un gros pâté, ta maison, Papa », ou encore, à propos de sa grand-mère : « Je l’imaginais assise en amazone / derrière son prince charmant / sur la croupe d’un cheval blanc ».
 
Ce recueil de poèmes, dans lequel le regard se tourne vers le visage du pays perdu, retrouvé, et réapproprié par l’écriture, comme l’on reconstruit avec les éléments de la réalité les images d’un rêve, n’est pourtant pas porteur d’une nostalgie qui verserait dans l’effusion. Mais il est l’expression d’une douleur toujours ouverte, ferment d’un « chant profond » où se dit que notre appartenance au monde ne va jamais de soi. Et que, pour y trouver sa place, il faut, pour quelques-uns, y chercher et y labourer son territoire de parole, y déposer ses mots, comme en terre d’asile on pose son bagage pour y trouver quelque repos. Dans ce qu’il offre de matière poétique, ce livre de l’errance est aussi le livre d’une halte, celle d’une mémoire en partie retrouvée, reconstruite, « balayée d’ombre sous le vent » mais offerte un moment à l’apaisement et à ce qu’il permet de possible partage. 
 
Michel Diaz.

2) Ivan TourguenievPoèmes en prose et autres poèmes inédits, traduit du russe par Christian Mouze, Les Lettres nouvelles / Maurice Nadeau, 2018, 160 pages, relié, 22 €, ISBN : 978-2-86231-275-0.
 
« Fixant son nombril, le brahmane répète avec insistance 
le mot Om, et par là il approche de la divinité.
Mais est-il dans le corps de l'homme 
quelque chose de moins divin, 
quelque chose qui rappelle davantage l'humaine fragilité, 
que ce nombril même ? » (juin 1881, p. 14)
 
Ivan Tourgueniev est né, voici tout juste 200 ans, en Russie centrale (entre Moscou et l'Ukraine), dans un milieu aisé (ses parents possèdent des « âmes», des serfs). Jugé progressiste, il est rapidement censuré. 
En 1847, à l'âge de 29 ans, il vient en France, où il restera trois ans, et rencontre  des écrivains français, dont George Sand.
Dix ans plus tard, il reviendra s'installer en région parisienne, jusqu'à sa mort, en 1883. Il travaille avec Mérimée (qui l'aide à traduire ses récits en français), devient ami de Flaubert (qu'il rencontre en 1863 et qu'il admire), fréquente Jules Verne (ils ont le même éditeur), Maupassant, Dumas, Zola, Alphonse Daudet... 
Dès 1860, il a partagé ses terres russes avec ses paysans, un an avant l'abolition du servage.
 
Les poèmes ici réunis datent de ses dernières années (1877-1883), alors qu'il réside chez ses amis Viardot à Paris, puis à Bougival (entre St-Germain-en-Laye et Versailles) où il s'est fait construire une datcha, dans laquelle il finira ses jours. Ce sont des textes empreints d'une certaine nostalgie, parfois même une amertume sensible, mais jamais dénués d'humour, voire d'auto-dérision. 
 
Il y chante la nature, bien sûr :
« [...] Et comme une troupe de très grands oiseaux,
Tout à coup le vent surgit
Et dans les noires branches emmêlées,
D'impatience s'exaspère. » (1842, p. 52)
 
... Mais aussi l'amour de l'écriture, de la poésie, de la littérature :
« J'arrondis ma parole, j'ai plaisir à la sonorité et à l'harmonie des mots. » (sd, p. 134)
 
On sent chez lui, un grand humanisme, une solidarité avec le vivant, une solide fraternité :
« J'ai pitié de moi, des autres, de tous les hommes, des bêtes, des oiseaux..., de tout ce qui est vivant. [...] Je voudrais être envieux, ma foi ! Et je le suis : des pierres. » (1878, p. 131)
 
Et voici qu'il nous livre un conseil, à lui donné par une « crapule » dont le cynisme n'égale que la malignité :
« Si vous voulez faire une bonne crasse, voire nuire à votre adversaire, me dit un vieux médisant, accusez-le du même défaut ou du vice que vous pensez avoir. Indignez-vous... Faites des reproches !
Primo — cela obligera d'autres à penser que ce vice, vous ne l'avez pas.
Secundo — vous pourrez vous indigner de bonne foi et mettre à profit vos remords de conscience. [...] » (1878, p. 92)
 
Tourgueniev aime à peindre le monde dans lequel il vit (le russe comme le français) à travers de petites paraboles. En voici une (in extenso), pour finir :
« Necessitas, vis, libertas(bas relief)
Une vieille femme osseuse, visage de fer, regard fixe et vide, marche à grands pas — et, de son bras sec comme un bâton, elle pousse devant elle une autre femme.
Celle-ci, taille immense, forte, replète, une musculature d'Hercule, une tête minuscule sur un cou de taureau, au reste aveugle, pousse à son tour devant soi une fillette maigrichonne.
La petite fille a des yeux qui voient bien ; elle est obstinée, exprime l'impatience et le courage... Non, elle ne veut rien entendre, elle ne veut pas aller où on la pousse... tout de même, elle doit se soumettre et marcher.
Necessitas, vis, libertas.
Va traduire, si tu peux. » (1878, p. 32).

Pour Lichen, Élisée Bec.

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