Avec La Chair équivoque, Nadège Cheref, que l’on connaît déjà comme directrice de la revue… Lichen…, nous donne à lire son premier recueil publié. Comme l’indique la bibliographie présente en fin de volume Nadège Cheref publie de la poésie depuis quelques années déjà, dans de nombreuses revues, et la promeut d’exemplaire façon en permettant chaque mois à de nombreux poètes (et poétesses), de donner de la voix dans Lichen.
Imprimé sur beau papier, et accompagné de peintures de Jean-Claude Hérissant, La Chair équivoque démontre à sa façon que la poésie s’accommode à merveille des moments de crise existentielle (il y a eu des précédents illustres, qui vont des Contemplations à La Descente de l’Escaut, en passant par Une Saison en Enfer pour s’en tenir à quelques exemples majeurs). Elle permet, même si on doit tenir compte du « je est un autre », de donner corps à ce qui finirait, à force d’être tu, par tuer le poète en devenir. Les mots permettent ainsi de sculpter de la souffrance. Le lecteur y vit une expérience cathartique, alors que l’être-souffrant-auteur-devenu peut prendre enfin un peu de recul et apprécier le rendu du tableau de sa souffrance ?
S’agit-il de cela dans La Chair équivoque ? et comment faut-il comprendre ce titre ? Est équivoque ce qui est douteux, susceptible d’interprétations plurielles.
De prime abord, le recueil a tout de la texture d’un cri de douleur et de souffrance, et d’une des pires que l’on puisse affronter : la souffrance amoureuse liée à un sentiment de trahison et de cruauté : « L’amour n’est que substance indécise, / et je t’ai aimé, / malheureuse, / comme un chien galeux » (p. 7) ; et plus loin, dans le même texte : « Je ne savais plus où j’étais, / je voulais juste t’aimer » (id.).
De fait Nadège Cheref ne donne absolument pas l’impression de chercher à poétiser : peu ou pas de figures convenues ou attendues en poésie, pas de transposition métaphorique, ornementale, mais un cri qui peu à peu va se muer en transe hypnotique, ce qui est en quelque sorte annoncé dans le poème liminaire (où ont été puisés les extraits précédents) : « Et tandis que j’entendais le cri de ma chair me faucher les lèvres, / dans un rythme décadent et hypnotique, / je jouais, livide, à l’enfant qui n’était pas né. / je n’ai pas de regret / juste le goût de l’amour et de la mort » (ibid.).
Le poème 3, intitulé « Crachez-moi au visage ! », est emblématique à sa façon de l’expérience extrême qui se vit, ou plutôt se dit, ici. La « mise en mot » permet en effet de bâtir une œuvre à partir de laquelle s’effectue une nécessaire opération de « mise à distance » : on passe du vécu à l’esthétique dans une sorte de danse sacrale salvatrice : « Quand vous me crachez au visage, / j’entends le chant des fous / chasser la lumière de vos yeux. […] Une chose est sûre, c’est que je veux être seule / parmi les oiseaux qui trottinent sur l’eau pâle / et qui jettent les étoiles à la vie. /Et quand la nuit verse ses larmes, / sur vos peurs invisibles, / et que l’obscurité a des allures / de danse nuptiale, / je chante les racines des arbres, / qui gravitent comme des orbites / autour de ma silhouette de feu. » (p. 10).
On a l’impression que l’excès de la douleur et de l’humiliation convoque une espèce de rédemption, s’il est permis d’utiliser un terme relevant du religieux. L’enfer que la voix poétique porte en elle, enfer de souffrance et de déréliction, se mue en son contraire et l’on voit clairement, façon de brandir sa douleur et de la magnifier, une f(l)amme qui danse.
Il ne s’agit pas ici de se livrer à une analyse du recueil mais de suggérer au lecteur potentiel qu’on a affaire là à une œuvre forte, au sens où s’y dit un ensemble d’émotions fortes qui constituent, sous la forme d’un ensemble somme toute narratif, puisqu’on y suit une histoire, celle d’une crise sentimentale aux allures de saison en enfer : « Il n’y a pas d’autre issue que d’être libre. / Se nourrir de ses ennemis, / dans l’agonie de leurs étreintes. / Piétiner angoisse et dégoût, / dans la fraîcheur du désir. / Et puis, bondir inanimé, / dans un tombeau vide, / pour endurer et dessiner, / ces morsures qui creusent l’absence. / Je fredonne la chanson du damné, / en triturant mes doigts chauds et aveugles / et en imitant la bête, qui désire être seule pour mourir. / Résurrection. / La vie dans le mal / et le mal qui te caresse… / Oui, Oh oui ! / Il n’y aura pas d’autre issue. / Aucune autre issue, que celle, / de plier ton corps, / décousu, / égratigné, / à la langue dévorante et doucereuse / d’un monde chaviré » (p. 40).
Saison en Enfer, mais aussi Héautontimorouménos, — le bourreau de soi-même qu’avait imaginé Baudelaire.
On le voit : l’équivoque est constitutive de ce recueil âpre, qu’on lit et, chose rare, qu’on relit.
Né en 1963, Didier Gambert est spécialiste de littérature du XVIIIe (thèse soutenue en 2008, publiée en 2012 chez Champion) et a publié quelques ouvrages dans ce domaine. Il a d’abord pratiqué l’écriture poétique de manière intermittente, puis de façon très régulière ces dernières années. Certains de ses textes ont illustré une exposition de photographies de Bérénice Delvert, intitulée Métaphysique de l’Océan (La Grange aux arts, Champniers, près d’Angoulême). Présent, en tant que poète, dans les n° 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 43, 45, 47, 49, 50, 51, 59, 60, 61 et 62 et en tant que critique dans les n° 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 65, 66, 67, 68, 70, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 84, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 103, 106 et 107 de Lichen.
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