Didier Gambert a lu Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval, L’Escampette, 2015, 87 pages.
Avec Dernières paroles de Perceval, Emmanuel Merle rejoint, en 2015, la confrérie des auteurs qui ont trouvé dans la « matière de Bretagne » un écho à leurs préoccupations propres. On citera pour mémoire Jacques Roubaud et Graal-théâtre (2005), Yves Bonnefoy, traducteur, au Seuil, de La Quête du Graal, auteur également d’un ensemble de réflexions intitulé Le Graal sans la légende (2013). Encore plus près de nous, et postérieurement à Emmanuel Merle, on retiendra Un Fragment de forêt (chevaleresque) du poète slovaque Ivan Štrpka, paru initialement en 2016 et traduit en 2019 pour Le Castor Astral. On s’interrogera légitimement sur les raisons profondes qui peuvent conduire des poètes contemporains à évoquer le Moyen-Âge ou susciter ainsi le personnage mis en scène par Chrétien de Troyes dans Perceval ou le Roman du Graal, composé aux environs de 1181.
À noter toutefois : en n’achevant pas son roman, en laissant ouvert le grand champ des continuations possibles, en invitant à approfondir l’énigme qu’il a créée, si riche de sens, et peut-être de non-sens, Chrétien de Troyes en a fait une « œuvre ouverte », irrésistiblement, que chaque auteur, s’il en sent en lui l’appel, est invité à compléter, sinon à conclure. Il serait toutefois présomptueux de former le projet de mettre un terme aux « paroles » de Perceval. Ainsi, ces dernières paroles, sans doute ne faut-il pas les comprendre comme d’ultimesparoles, définitives, mais comme les plus récentes : Perceval vit toujours parmi nous, sa quête est restée la même, ses paroles appellent d’autres paroles encore.
Emmanuel Merle, dans un ouvrage divisé en trois parties (L’Homme percé de cri, La Terre foraine, Le Regard et la voix), reproduit dans les grandes lignes la geste du personnage : il a quitté la forêt où il vivait à l’écart du monde sous la garde vigilante de sa mère ; devenu chevalier, il parcourt les terres, croise la figure du Roi Pêcheur, et son silence face au Graal et à la lance qui saigne sera la cause de bien des malheurs. Il connaîtra l’extase devant trois gouttes de sang tombées dans la neige, qui inspireront jusqu’à Jean Giono dans Un Roi sans divertissement. Il connaîtra l’amour, auprès de Blancheflor. Autant dire qu’il s’agit d’un roman d’aventure et d’initiation.
Perceval parle, le plus souvent au présent, ou alors au passé composé, parfois en employant ce que l’on appelle les « temps du récit », mais, d’une manière générale, il est le commentateur, parfois en temps réel, de ses propres aventures : « Je m’appelle Perceval / Je n’ai pas toujours su mon nom. / Avant que je le découvre, qu’il sorte / malgré moi de ma bouche, / j’étais celui à qui tout s’adressait » (p. 7). Perceval en effet, dans l’œuvre de Chrétien de Troyes, ne profère son nom, et ne le découvre, ou l’invente, en le disant, qu’au vers 3513 : « Et lui qui ne savait son nom / en a l’inspiration et il dit / que Perceval le Gallois est son nom » (Lettres gothiques, p. 261). En plaçant cette révélation au début de son recueil, ou de son recueil-récit, Emmanuel Merle oriente le lecteur vers une quête de l’identité : qui suis-je ? quelles sont les expériences suprêmes, fondatrices, de ma vie ?
La parole de Perceval, commentateur de sa propre légende, sonne un peu comme une parole « blanche », presque détimbrée, sans artifice, et cherche à se rendre familière au lecteur.
L’amour, sans aucun doute, figure parmi ces expériences décisives. Lorsque Perceval dit : « Je veux écrire un visage / sur le blanc du silence » (p. 7), le lecteur ne peut pas ne pas penser au « vide papier » mallarméen, à ce « blanc » sur lequel va s’inscrire la légende (ce qu’il faut lire), mais ce blanc, c’est aussi le blanc de la neige, évocateur du visage de Blancheflor, qui fait office de leitmotivdans le récit-poème d’Emmanuel Merle : « Au matin, rien que le blanc et le bleu, le pas lent / de mon cheval, le sillon qu’il laissait, un jeune labour. // Alors je les entendis qui criaient : décrire ces cris / c’est comme vouloir extirper son cœur de soi / et le tenir battant devant ses yeux. » (p. 12-13). Ce visage peut aussi être le sien propre dans une quête qui est celle de l’identité. Dans ce blanc, le cavalier trace, ou écrit, son sillon. Le sang dans la neige apparaît quelques vers plus loin : une oie a été blessée par un faucon et s’est abattue à terre. Lorsque Perceval l’atteint, elle a disparu. Il ne reste d’elle que « Trois gouttes de sang » (p. 13). S’ensuit un poème en italiques dans lequel, en filigrane, apparaît la figure de la bien-aimée : « La paume sur la barrière haute, du bois / et l’autre main, dans la tienne : "Tu sens ? / Tu entends ? L’écho de tout. Tu es ce que je suis, et je suis le bois aussi. Tu sens ? Le bois passe à travers toi, et par toi / je touche le bois" […] » (p. 13). La contemplation des trois gouttes de sang sur la neige provoque une sorte d’extase amoureuse, dans laquelle tout se mêle : quête du chevalier, figure de l’amante, paysages traversés, aventures… (p. 13-14). « Dans la neige grésillent trois braises, / mon cœur et mes yeux brûlent / de les fixer […] Immobile / comme on l’est dans le rêve, je vois / ton visage recouvert par la neige » (p. 29). Le visage de Blancheflor figure comme un idéal.
La « Terre foraine » (« étrangère », « extérieure ») constitue l’envers de ce rêve d’amour. Après la rencontre du Roi Pêcheur (p. 10, p. 31, et, p. 33 : « Y a-t-il pire malédiction / que d’avoir oublié de poser la question ? » ), et son échec face au Graal et à la lance qui saigne, Perceval est entré dans la Terre foraine. On pourrait aussi la nommer terre gaste (terre dévastée, ruinée, ravagée), terre de la dépossession et du malheur : « J’erre dans ma forêt mentale, la terre foraine / n’est pas un lieu […] Dire s’est absenté de moi depuis si longtemps. / Ma mère ne m’appelait pas par mon nom » (p. 51). Les signes qui manifestaient l’extase se sont affadis, ont pris une teinte sinistre : « L’oie a saigné sur le ciel, il en reste / une trace sur les nuages de la terre foraine. // Quel est ce lieu où tout se retrouve / mais délavé, comme un écho ? Où tout / semble être le pinceau abandonné / par le désir d’un peintre ? » (p. 41). La Terre foraine dégrade tout : le sang de l’oie blessée a taché les nuages ; la neige a perdu de sa pureté et se mêle au schiste ou à la boue : « Qu’ai-je fait pour que la neige / recouvre de congères dures, schisteuses, / boueuses, le sol indéfait ? » (p. 52).
Pour dire le malheur, il semble que le poète retrouve des accents rimbaldiens. « Le Bateau ivre » (« Mais vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. / Toute lune est atroce et tout soleil amer[…] ») ne semble pas loin dans une exclamation telle que celle-ci : « Vrai, j’ai vu trop de larmes, trop de regards / en bas à gauche, et ce léger recul des lèvres / où se hasardent quelques mots noyés » (p. 40). Le chevalier expérimente la douleur humaine dans un monde dévasté : « Les sapins sont au chevet du lac, / il gèlera cette nuit. Le chevalier d’effroi / se tient là. L’être qui pleure / n’est plus qu’un corps, / et ce qui traverse les joues / ne sait pas la grammaire, / près du cri »(p. 40).
Ainsi, à travers cette réécriture d’un mythe fondateur, Emmanuel Merle nous conduit à revivre au présent l’expérience de Perceval, l’enfant sans nom. Le recueil se donne à lire comme un récit sans artifice. La langue y est épurée et invite, par sa transparence, à s’approprier la légende du Graal, à apprendre, en quelque sorte, à parler : « Dire oui, c’est diviser, mais quelques paroles, / ici, célèbrent encore la vie : / les prononcer comme des prénoms » (p. 82).
Que ces quelques remarques, qui ne prétendent en rien épuiser l’ouvrage, mais simplement l’effleurer, soient une incitation à sa lecture.
Didier Gambert
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