Didier Gambert, Franck Venaille, Avant l’Escaut, L’atelier contemporain, octobre 2023, 750 p., 30€.
En publiant sous le titre général d’Avant l’Escaut les œuvres que Franck Venaille (1936-2018) a écrites et diffusées entre 1966 et 1989 les éditions de « L’Atelier contemporain » réalisent une entreprise éditoriale de premier ordre, qu’il convient de saluer avec émotion.
La revue Lichen, qui ne s’astreint pas à suivre les trépidations de l’actualité immédiate, avait déjà rendu compte de deux recueils de l’auteur : La Descente de l’Escaut et L’Enfant rouge, posthume. C’est donc tout naturellement que cette nouvelle publication est accueillie sur les pages grises et blanches de la revue.
En réalisant cet ouvrage, les éditions de « L’Atelier contemporain » rendent de nouveau disponibles des textes devenus difficiles d’accès, qu’il fallait jusqu’alors traquer, sur les sites de vente en ligne de livres d’occasion, et permettent désormais d’envisager l’œuvre de Venaille comme un ensemble possédant une profonde unité. De plus, en faisant un sort particulier au texte de La Descente de l’Escaut, paru en 1995 chez Obsidiane après avoir été refusé, par plusieurs éditeurs, ce qui étonne toujours, elles soulignent le caractère particulier, fondateur même, de cet ouvrage, qui signe, dans l’œuvre de Venaille un infléchissement majeur, que préparaient déjà certains textes où se lisait un amour des Flandres et de la Belgique.
Cet ouvrage, en effet, semble délimiter une sorte de partage des eaux : après La Descente de l’Escaut, majestueux poème d’un homme qu’atteint la maladie, et qui entreprend, convoquant parfois des images venues du Voyage d’hiver de Müller et Schubert, une randonnée mélancolique au fil de l’eau, après ce poème, l’œuvre de Venaille aura changé, radicalement, s’engageant dans une quête sans fin de la douleur première.
Comme le souligne Marc Blanchet dans sa préface, Venaille est un « écrivain inclassable ». Lorsqu’il affirme qu’un « écrivain est la somme de ses obsessions », il fait mouche également.
Si j’osais, je dirais même qu’il est l’un des plus grands, voire le plus grand du demi-siècle écoulé, et que son influence ne cessera de croître.
Épais (750 p.), élégant, Avant l’Escaut propose au lecteur de découvrir les dix ouvrages que Venaille a publiés jusqu’en 1989 tantôt chez P.-J. Oswald, tantôt chez Orange export LTD, ou encore aux Éditions de Minuit. Rendons hommage aux deux éditeurs Stéphane Cunescu (qui s’est chargé de l’établissement du texte et de la postface) et Marc Blanchet (ce dernier étant l’auteur de la préface) d’avoir mené à bien ce travail, cinq ans après la disparition du poète. Les textes d’accompagnement permettent au lecteur d’appréhender le travail de Franck Venaille et de le situer, lui l’inclassable !, dans les époques qu’il a traversées.
On découvre ainsi que Venaille a été un acteur incomparable de la création poétique des années qui ont précédé et accompagné la tourmente de mai 1968, qu’il a été associé à des plasticiens tels que Monory et Klasen, qu’il a fondé et dirigé des revues : Chorus et Monsieur Bloom.
Il a su dire au plus haut point les tourments, le désarroi, la déréliction de l’homme solitaire dans des chambres sans âme :
« Ce soir tu es seul dans ta chambre, des mégots / pendent au plafond et le cendrier est renversé // la fenêtre regarde une cour cimentée / et les murs ressemblent à un dos de vieillard // à certaines heures tu es tellement triste / que tu n’as plus la force de bouger // seulement ton corps est sale comme après un voyage / tes mains moites d’avoir trop tenu un journal // dehors la nuit est glaciale mais / le ventre des femmes est chaud // tu te regardes dans une vitre / tu appuies ton front contre le rideau // et tu sais que demain de nouveau / le jour se lèvera » (Papiers d’identité, p. 24).
Ce texte est un des plus anciens de l’auteur, mais ce qui fait la force de Venaille est déjà-là : solitude de l’être humain, détresse morale, univers glauque et sale, sans façons. Par la suite La Descente de l’Escaut, reprendra et orchestrera de nouveau ces thèmes, le poète allant jusqu’à croiser la dépouille d’un rat mort qu’il décrit longuement, ainsi que l’horreur qu’il fait naître en lui.
Pour tout dire, il est difficile de rendre compte simplement d’un ouvrage aussi dense. La réunion en un volume de ce qu’on lisait en minces recueils confère quelque chose de monumental, voire d’écrasant, à cet ensemble de textes, même si rien ne parvient à étouffer le cri dont elle est la délivrance :
« Hospice des incurables. » Léviathan. Quoi ! serons-nos toujours cet homme qui marche ah, pays trop plat, mais qu’enfin s’ouvrent vos dalles vos tombeaux. Il. Marche. À ce Moment il n’a pas de pensée n’est qu’une bête romantique qui a peur qu’on l’égorge mais dans la chambre bleue où il a vécu avec Algéria : des miroirs – des miroirs – des miroirs ! tension. Ressac. Il va. S’élève alors une voix sans voix. S’élève alors ce qui, jamais, ne prendra corps. N’est qu’un passant pourtant une ombre, avec à l’intérieur de lui : tout ce qui hurle ! […] (La Guerre d’Algérie, p. 369).
Hurler : ce verbe, et sa déclinaison, « hurlant » appartient en propre à l’univers du poète, puisqu’il a choisi de conclure ainsi sa Descente de l’Escaut.
Terminons par une injonction, celle qui s’impose : lisons Venaille.
Né en 1963, Didier Gambert est spécialiste de littérature du XVIIIe (thèse soutenue en 2008, publiée en 2012 chez Champion) et a publié quelques ouvrages dans ce domaine. Il a d’abord pratiqué l’écriture poétique de manière intermittente, puis de façon très régulière ces dernières années. Certains de ses textes ont illustré une exposition de photographies de Bérénice Delvert, intitulée Métaphysique de l’Océan (La Grange aux arts, Champniers, près d’Angoulême). Présent, en tant que poète, dans les n° 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 43, 45, 47, 49, 50, 51, 59, 60, 61 et 62 et en tant que critique dans les n° 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 65, 66, 67, 68, 70, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 84, 88, 89 et 90..
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