De Didier Gambert
Sabine Zuberek, La lente obsession des choses, éditions Sans Escale, juillet 2024, 72 p., 15€.
Avec La lente obsession des choses de Sabine Zuberek, les éditions Sans Escale ont publié cet été un livre de poésie qui, sans tapage, tout en discrétion et élégance, mérite de ne pas passer inaperçu. Selon toute apparence, comme le lecteur l’apprend dans la postface rédigée par l’autrice, le titre, qui est un beau titre !, ne s’est pas imposé d’emblée, tant le thème conducteur de l’ouvrage est plutôt celui du voyage, du transport (peut-être à tous les sens du terme), de l’élan (« L’élan avant toute chose », p. 13) …
Le préfacier, il s’agit du poète Pierre Dhainaut, car préface il y a, qualifie de « longue anamnèse » la démarche de Sabine Zuberek.
En effet, l’autrice évoque, au sens ancien du terme, un jeune être qu’elle nomme « petite ». le lecteur que nous sommes établit certes une correspondance entre cet être de papier, pour reprendre les termes consacrés par la critique, et l’être bien vivant et bien présent qui a imaginé, rêvé et composé l’ouvrage.
Et le ton est donné d’emblée : Tourne la clef / crie le sifflet // démarrer / autour s’agrandit / l’œil a soif / ventre soulève // C’est le LA ! Poème liminaire, poème du commencement, des départs (un peu comme le Rimbaud du poème « Aube » : J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes…) : l’univers de Sabine Zuberek se met en mouvement. Le voyage est une allégresse, vive promesse d’imminentes découvertes, d’émotions qui soulèvent, et emportent.
« Petite » sera donc l’héroïne : « Petite / entre le père et la mère / attend / la grande route // elle aimera pour toujours / aller en voiture / et les trains / voir tout ce qui vient / et ravit la seconde ». Juste après on lit : « l’enfant / sur la roue du monde ». La poésie de Sabine Zuberek est une poésie de l’invention de la roue : voiture, train, tout ce qui par translation se déplace, glisse, roule. « Petite » ne conduit pas, mais se laisse conduire attentive à tout ce que le voyage et la survenue du monde provoquent en elle, sens aux aguets, ce qui lui permet d’enregistrer jusqu’au moindre détail perçu dans un univers en mouvement, en fuite perpétuelle : « La vitesse coucha les forêts derrière soi » (p.12), ou encore : « La voyageuse sur le quai / pâle sous son chapeau / surexiste / de n’avoir paru / qu’un bref instant » (p. 58). Cette idée de « surexistence » peut en effet qualifier toute poésie : qu’est-ce qui fait que, dans la multiplicité aléatoire des sensations et des impressions, celle-ci justement va s’imprimer et rester, être jugée digne, au nom de quelle nécessité, d’être fixée sur le papier ou l’écran de l’ordinateur ?
On apprécie la densité de l’écriture : « Rien nous mène / immense / là ! // l’invisible ruée / aime / la coulée de nos veines // petite est impatiente / derrière le volant du père // ouvre les yeux bois ! / ne t’empresse pas » (p. 25). Tout est tohu-bohu dans cette façon d’écrire, cahotant, haletant (on oserait presque cahotaletant) : immensité, ruée, boire (voir ?)… et cet immense / là qui vaut par sa présence définitive : le lieu, comme on disait en poésie, prenant un air inspiré, à une époque pas si lointaine.
Des lieux, des noms de lieux (le lecteur pense à Proust et à sa passion pour les toponymes) apparaissent au centre du livre : gorges de l’Hérault, viaduc de Garabit, Aveyron, Conques, Puy Mary, Le Falgoux, etc., et composent une géographie du rêve. L’autrice ne s’attarde pas sur ses évocations, préférant à la lente contemplation (quel lieu écrirait-on / si l’élan était perdu ?), l’empilement des visions, le mouvement qui emporte, la surprise, le divin hasard : « tout s’échafaude / au hasard se présente / l’Ailleurs pointe avant même sa lumière » (p. 31).
On se dit que Sabine Zuberek aime vraisemblablement les poètes du voyage, sans doute Cendrars et la Prose du Transsibérien, dont on croit percevoir un écho dans la question inquiète de la p. 55 : « Dis, est-ce qu’on est loin déjà ? ». On se dit également que l’autrice rend un hommage discret à Verlaine, qui fut poète du voyage, en particulier à son extraordinaire poème « Charleroi » qui semble avoir été partiellement dispersé en éclats dans le livre : « et la gifle donnée à l’œil du passant », « l’avoine siffle », « les wagons cognent » (« les gares tonnent » chez Verlaine)… minces détails qui valent comme signes de reconnaissance.
Lire un ouvrage de poésie, c’est accéder à une vision singulière des choses et du monde. Un être est là qui nous impose sa vision, son rythme, nous présente les choses comme on ne les aurait pas écrites, et nous voici sommés d’accéder à un univers qui est le nôtre, mais en diffère fondamentalement. La poésie de Sabine Zuberek, avec des bonheurs d’expression nous offre cela.
Terminons avec un poème ou « je », exceptionnellement, fait une apparition :
Je vois toujours depuis toujours
comme une étendue de schiste
les trains du soir à l’arrêt
petite en chemise
debout entre
la fenêtre et le lit
frissonne
les wagons cognent
c’est une gare de haute forêt
quand crie le sifflet
petite se loge
dans le cadre encore
et quitte
Né en 1963, Didier Gambert est spécialiste de littérature du XVIIIe (thèse soutenue en 2008, publiée en 2012 chez Champion) et a publié quelques ouvrages dans ce domaine. Il a d’abord pratiqué l’écriture poétique de manière intermittente, puis de façon très régulière ces dernières années. Certains de ses textes ont illustré une exposition de photographies de Bérénice Delvert, intitulée Métaphysique de l’Océan (La Grange aux arts, Champniers, près d’Angoulême). Présent, en tant que poète, dans les n° 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 43, 45, 47, 49, 50, 51, 59, 60, 61 et 62 et en tant que critique dans les n° 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 65, 66, 67, 68, 70, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 84, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101 de Lichen.
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