Didier Gambert a lu Poèmes à dire de Tristan Cabral (Éditions Chemin de Plume, 2019).
Il arrive que les bruits du monde atteignent les poètes dans les retraites mentales qu’ils se sont pratiquées. Pensons un instant au Baudelaire de « Paysage », déçu par les révolutions, à la fois accablé et séduit par son époque, à qui le bruit de l’émeute « tempêtant vainement à [sa] vitre » ne faisait pas « lever le front de [son] pupitre », tout occupé qu’il était « à bâtir dans la nuit [ses] féériques palais ». Respectons cette sensibilité recluse et hautaine, ce désir d’artiste et d’artifice.
Au rebours, un poète comme Tristan Cabral (1944-2020), dont on peut mesurer l’intense créativité en parcourant la bibliographie présente au début de Poèmes à dire, ne cherche pas à s’isoler dans une Thébaïde imaginaire, mais enregistre, mot à mot, à la manière d’un sismographe particulièrement sensible, les convulsions, les errements et les violences d’une époque cruelle et absurde, dont on pourrait penser qu’elle est sans issue, abandonnée sans rémission à des pouvoirs maléfiques, ou à ceux d’un diable joueur, frère de celui du Maître et Marguerite de Boulgakov.
Avec Poèmes à dire Tristan Cabral signe une œuvre à valeur testamentaire. Le poète nous a en effet quittés le 22 juin 2020. En tant que poète, c’est-à-dire aussi en tant qu’être sensible, engagé et impartial, au service d’une humanité idéale, il prend fait et cause pour les victimes, pour toutes les victimes, de nos affrontements, de nos fanatismes, de nos obscurantismes, quelle que soit leur origine, leur foi, ou leur absence de foi, qu’elles fassent partie de nos contemporains ou appartiennent à l’Histoire. Belle preuve d’indépendance d’esprit, d’universalité et d’absence de préjugé dans un monde gagné par les conflits partisans, ou simplement d’intérêts bien terrestres.
Le premier poème du recueil est un cri adressé aux dieux en qui l’humanité a voulu croire ou se projeter, en dépit de la « mort de dieu », diagnostiquée jadis par Nietzsche peu avant le début du siècle qui nous a précédé. Le poète, en effet, s’exclame : « Vous n’êtes que de la terre ! / Nous n’avons que faire de votre éternité / Et de vos paradis ! / Nous n’avons que faire de vos livres Saints / Et des fusils bénis ! » (p. 7). Il va de soi que le poète, qui n’est pas homme de parti, ne cherche pas à jeter l’opprobre sur un camp en particulier, mais sur chaque incarnation du fanatisme, de la violence, de l’oppression, de quelque nature qu’elle soit.
Ainsi, dans un texte qui entre en résonnance avec notre époque, le poète célèbre, sobrement, sans effusion, avec pudeur, une des victimes du Bataclan : « Nathalie Breuilh avait 16 ans / Quand elle est tombée au Bataclan / En plein Paris / Sous les coups de la Barbarie » (p. 9). Nul effet superflu, si ce n’est une recherche de la rime, nulle image. À peine un poème, mais tout est dit dans la réflexion sensible que déclenche la lecture de ces quatre vers.
On s’aperçoit que la jeunesse, l’enfance figurent de façon privilégiée parmi les victimes d’une violence universelle, qui ne sévit pas qu’à Paris : « Un tout petit garçon qui n’a plus qu’un bras me dit : / “Avec un bras, tu peux encore faire une boule de neige / elle est simplement plus petite”. / C’était à Srebrenica. Omar avait 7 ans. / Il neige. » (p. 19). Là encore, la cruauté du sort est rendue plus épouvantable par la simple remarque de l’enfant.
Parfois, une photo accompagne le poème et dialogue avec celui-ci, comme dans « Djamila et Naïma » où deux enfants, une fille et un garçon apparaissent, avec, dans leur dos, « le mur de Sharon » édifié pour séparer des hommes qui ne veulent plus avoir à faire avec leurs voisins : « Djamila et Naïma ont jeté des pierres / sur une jeep des occupants. / Comme les menottes glissaient sur leurs petits / poignets / on leur a attaché les mains avec les lacets de / leurs baskets. » (p. 41). La violence prend ainsi racine dans le cœur des enfants qui, comme les poètes, sont sensibles à l’injustice. Ceux-ci ont l’avantage de pouvoir exprimer avec des mots la souffrance née de l’imperfection fondamentale d’un monde où les moyens techniques développés se trouvent trop souvent mis au service de passions primitives, alors que les enfants, comme l’enfant du poème éponyme de Victor Hugo, s’initient, copiant en cela les adultes, au maniement d’armes futures.
La violence, toujours, dans un poème à propos duquel le poète nous communique les renseignements suivants : « Rio / pendant le Mundial ! » : « Dans les favelas, / il arrive que les policiers tuent / des enfants. / Quand les parents viennent chercher les corps, / ils doivent payer les balles qui les ont tués. / Les policiers leur disent : “Comme ça, ils ne deviendront pas des tueurs !” » (p. 28). Les deux poèmes se répondent étrangement. On tue les enfants pour se protéger des adultes qu’ils deviendront après avoir, des années durant, enduré misère et privation, violence et ressentiment. On préfère sacrifier les enfants afin de ne pas avoir à changer le désordre du monde.
Les poètes figurent aussi parmi les victimes d’aussi tristes époques. Tristan Cabral, dans un long poème intitulé « Dans le train de Rostov » (p. 49-50), célèbre les grands noms de l’époque soviétique, de la « génération qui a gaspillé ses poètes » : Ossip Mandelstam, Anna Akhmatova, Marina Tsvetaeva, Vladimir Maïakovski : « Je vois Ossip, Anna, Marina, sous la terre, / la main de Vladimir sur sa crosse crispée. / Je vois les cloches de bois, je vois les monastères / où Andreï Roublev peint la Grande Trinité. / Je vois un homme qui court, qui tombe, c’est un poète, / il s’appelle Vladimir, il porte des nuages, / il lance des mots tocsins, des mots d’orages, / il s’est tué, il ne croyait plus au grand Soviet. » (p. 49). Le « nuage en pantalon », selon la formule qu’avait employée Maïakovski pour se représenter poétiquement, a mis fin à ses jours, mais on voit bien que la mort est universelle et s’acharne également sur « Makhno », sur « Pougatchev » (p. 49). On pourrait penser, en France, au destin d’André Chénier, à celui du poète et traducteur polyglotte Armand Robin : « Rien n’a changé ! Des hommes en voitures noires / qui n’aiment pas les poètes sont toujours là » (p. 50).
Le poète, dans ce panorama de la violence universelle, convoque également les temps historiques, voire légendaires, notamment dans « Feu cathare » : « Escarmonde de Foix / Monte dans le feu / Avec son fiancé Thibault / Tout autour d’eux / Les derniers cathares récitent le consolamentum / Les cendres du soleil ne cessent de renaître / Montségur brûle toujours » (p. 29). Il y a du Voltaire de l’Essai sur les mœursdans ce court texte, ou du Dulaurens du Compère Mathieu : le bûcher de Montségur allumé le 16 mars 1244 devient ainsi le symbole d’une époque de souffrance et de malheur qui n’aura pas de fin. Le poète, de manière factuelle, sans élever la voix, sans hausser le ton, établit une cartographie de « l’Infâme » pour parler en termes voltairiens.
Ces poèmes ne sont donc pas à « chanter », au sens où le poète se tiendrait proche du chant, mais « à dire », un ton au-dessous, sans lyrisme. De fait, le poète donne l’impression d’avoir renoncé aux constituants habituels du langage poétique, de s’être défait, dans ses textes, du « métier de poète », d’avoir en particulier désappris l’espérance : « […] Noé, prends sur ton arche d’ébène / d’abord tous les poissons, ensuite les biches, / les lièvres, les moineaux, les crocodiles, / sans oublier les petites coccinelles, / même les corbeaux et les loups… / Noé, notre race est maudite / qui a fait du monde / un cimetière ! / Le mal est accompli, jamais nuit plus noire / n’est tombée sur la terre. / Noé, l’eau monte, ne rate pas ton déluge, les animaux remplaceront notre race maudite. / Moi, je ne prendrai pas ton arche, je resterai seul, je serai vaste d’être seul, / je veux assister à l’extinction du monde » (p. 26).
Ces propos, dans lesquels apparaît clairement le désir d’une fin de l’aventure humaine, contredisent violemment le message d’optimisme apparent que semble délivrer le poème « Des mots pour l’an 01 » : « J’aurai l’amour d’aimer et je prendrai le temps ! / Le temps d’un sein nu / Sous une chemise / Le temps d’aimer les roses sauvages / L’abeille et le rossignol / Le temps d’aimer les immortelles au vent du large / Et surtout ! Et surtout / Le temps d’aimer les mots / Parce que la Poésie commence / Là où le dernier mot n’appartient pas à la Mort / Je trouverai les mots qui sauvent ! » (p. 8). Peut-être cet « an 01 », où se manifeste une allusion au « Sylphe » de Paul Valéry, est-il celui d’un nouveau calendrier, d’un calendrier d’après le Déluge, pour paraphraser Arthur Rimbaud, d’une autre ère, salvatrice ?
Didier Gambert
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