Note de lecture

 

Didier Gambert a lu Fermeture ajournée des zones d’ombre, de Valéry Molet et Julien Farges (éditions Sans Escale, mars 2022).

 



C’est à une curieuse expérience de lecture que nous convient Valéry Molet et Julien Farges dans Fermeture ajournée des zones d’ombre. Le titre, déjà, ne laisse pas d’être quelque peu sibyllin, qui dit à la fois une chose (la fermeture) et son contraire (l’ajournement), le tout à propos d’un objet quasi insaisissable : de mystérieuses zones d’ombre. Des deux auteurs, l’un est poète, nouvelliste, auteur de récits courts (il confesse d’ailleurs son aversion pour les longs ouvrages menacés par la répétition) et éditeur ; l’autre est philosophe, chercheur au CNRS, spécialiste de Husserl en particulier, et a publié des ouvrages de philosophie chez Hermann ou aux presses de la Sorbonne université. Pour parfaire l’hybridation, l’ouvrage est accompagné d’un ensemble de trois œuvres graphiques réalisées par Bérénice le Guelinel, auxquelles il faut ajouter l’illustration de couverture.

 

Le lecteur se trouve ainsi confronté à une forme de lecture écartelée, divergente et bigarrée. Valéry Molet et Julien Farges mêlent leurs voix : l’un, le poète, plonge avec une forme de délectation parfois morose, et ironique, dans l’expérience sensible, mais ne s’interdit pas la réflexion philosophique, à propos de sa lecture de Rilke par exemple ; l’autre adopte le ton du philosophe, manie le concept, pourrait-on dire, dans quelques textes abordant des sujets variés, ayant trait, souvent, à des questions d’esthétique, mais aussi à des questions plus généralement philosophiques, évoquant le monde contemporain (jusqu’à l’expérience de la covid 19), mais aussi de subtiles considérations sur le langage. Se trouvent également convoquées les figures tutélaires de Platon (à propos de la quête de l’Unique), mais aussi de Nietzsche, Paul Valéry, Wittgenstein, et, bien sûr, Husserl.

 

Les deux auteurs se sont-ils concertés pour mener à bien ce projet commun, ou bien ont-ils choisi, chacun écrivant pour soi, de constituer la disparate en principe d’organisation de leur œuvre commune ? Le lecteur peut choisir de lire l’ouvrage de plusieurs façons. Il peut se laisser guider par la succession des textes, privilégier l’entrecroisement voulu par les auteurs, le subtil agencement des textes (quelques textes de poésie, auxquels succède un de philosophie, et ainsi de suite), ou bien privilégier une lecture séparée : poésie puis philosophie, à moins que ce ne soit le contraire : philosophie puis poésie. Ainsi la voix (voie ?) singulière de chacun apparaîtra, le dessein (peut-être involontaire au départ) de l’œuvre apparaîtra. Pour finir, une lecture conjointe viendra rétablir la bigarrure du propos général. Il s’agit donc d’un ouvrage à lire plusieurs fois, peu susceptible d’interprétation univoque.

 

Le poète s’appuie sur différents lieux (la Bretagne, Vézelay, Marseille) déjà présents dans des œuvres précédentes. On reconnaît le ton particulier de l’auteur, fait d’une sorte d’ironie qu’il revendique explicitement : « l’ironie est en soi une profondeur. Outre son étymologie qui en fait l’action d’interroger, Kierkegaard considérait que c’était l’unique façon de vivre poétiquement. Je partage pleinement cette pensée. La poésie ne peut même qu’être ironique, loin des falbalas philosophiques de certains poètes qui fondent la profondeur dans l’acier de mauvais aloi de l’Olympe » (p. 102). On reconnaît également les thèmes de Et moi je rirai de votre épouvante (l’expression est d’ailleurs reprise à la page 42) du même auteur (voir la chronique du n° 70, de mars 2022). Valéry Molet, que l’on peut qualifier d’ironiste, semble avoir une conscience particulièrement développée, aigüe, des imperfections et des tares associées à l’humaine condition : le corps abimé, que menace la cellulite, quand bien même ce corps serait celui de l’être aimé, la présence de la saleté, des rats, ainsi que la figure semble-t-il exécrée du chien composent un univers déserté par la beauté simple et naïve. L’ironie du sort veut d’ailleurs que le poète ait accepté un temps de se métamorphoser en chien pour assurer la protection de l’être aimé menacé par les rats : « Dans le quartier du Panier / Il fallait que je coure tel un ratier de Prague / Ou un terrier irlandais Glen of Imaal, / Me troquant en ce que j’exècre / Travesti par ton épouvante en suant Anubis, / Dogue intermittent que je raillais » (p. 85). Peut-être, pour finir, la figure de l’enfant, qui apparaît plusieurs fois, échappe-t-elle à cette forme de déréliction universelle ?

 

Le philosophe aborde plusieurs points d’esthétique et développe en particulier une question qui nous semble majeure, et a vu s’opposer, sans confrontation directe, le philosophe Alain et Paul Valéry (« Deux esthétiques », p. 50-53). Il s’agit de la question des rapports unissant (ou opposant) la forme et la matière. À savoir : la beauté provient-elle de la résistance que la matière oppose à l’artiste, ou bien de la mise en œuvre de la forme que celui-ci impose à la matière ? Alain pouvait ainsi écrire : « Ce qui nous plaît dans l’œuvre d’art, c’est la visible et difficile incorporation de la forme » (p. 50), à quoi Paul Valéry avait beau jeu de répondre : « Ce qui nous touche, c’est la maîtrise et l’arbitraire poussés à leur comble » (p. 51).

 

Fermeture ajournée des zones d’ombre est donc un ouvrage complexe, poésie et philosophie s’entrecroisant, au risque d’une sorte de chaos voulu, à moins que ne se mette en place tout un système d’échos — ornements et basse continue ? —  permettant d’assimiler et de conjoindre la disparité des tons et des sujets abordés. Peut-être l’ouvrage est-il né d’une gageure (poésie et philosophie ont longtemps cheminé de concert), celle de composer un livre peu commun, un peu à la manière d’un jeu.

 

Didier Gambert

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