Note de lecture

 

 

Didier Gambert, Hélène Dorion, Mes Forêts, Editions Bruno Doucey, 2021, 128 p. & 2023, sacoches, 160 p., 15€ ou 5.90€

 

Il est rare qu’un auteur contemporain reçoive de son vivant une reconnaissance institutionnelle, et même, pour jouer au mauvais esprit, on aurait tendance à se dire, en son for intérieur, à titre de pensée honteuse, que des reconnaissances de cet ordre sont peut-être susceptibles, et ce serait dommage, de constituer autant d’accrocs à ce qu’on appelle postérité, dans la mesure où le choix opéré par une institution publique témoigne d’une forte acceptabilité de l’œuvre ainsi distinguée.
Ainsi, Mes forêts d’Hélène Dorion, publié chez Bruno Doucey en 2021, et repris, de fait, en 2023 dans « sacoches », collection de poche de l’éditeur, vient-il d’être mis au programme des épreuves anticipées du baccalauréat pour les trois années à venir. Gageons que cette initiative aura le mérite de faire lire à un public que la poésie touche volontiers par ailleurs, il faut le souligner, une œuvre immédiatement contemporaine.
Mes forêts est un ouvrage construit. À le lire, on s’aperçoit qu’il est fondé sur une architecture forte, sur un système d’échos et de reprises. Ainsi, un certain nombre de textes commencent par la formule « Mes forêts sont… » (p. 9, 41, 53, 95, 15 pour être exhaustif). Il s’agit-là, de manière plutôt lyrique, de chanter les forêts : « mes forêts sont un champ silencieux / de naissances et de morts / la mémoire de saisons / qui se lèvent et retombent » (p. 41) ; « Mes forêts sont de longues tiges d’histoire / elles sont des aiguilles qui tournent / à travers les saisons   elles vont / d’est en ouest   jusqu’au sud / et tout au nord […] // une boule dans la gorge / quand les oiseaux recommencent à voler / mes forêts sont des doigts qui pointent / des ailleurs sans retour » (p. 115). Les forêts s’accordent aux rêves de la poétesse, elles  sont objet de célébration, à la fois fortes et fragiles, menacées et éternelles, blessées souvent.
Une autre formule vient scander le recueil. La partie intitulée « L’onde du chaos » s’en prend, manifestement à notre âge de déréliction : « Il fait un temps de bourrasques et de cicatrices / un temps de défense de séisme et de chute », « il fait un temps de verre éclaté / d’écrans morts de nord perdu / un temps de pourquoi de comment » (p. 64), « il fait pluie maigre / un temps de glace / et de rêves qui fondent / dans le labyrinthe des miroirs / le dos courbé le poids des silences // guerres   famines   tristes duretés / c’est seulement l’hiver / sur l’écran d’aujourd’hui / s’annoncent les orages de demain » (p. 69). Hélène Dorion se fait ainsi porteuse d’une inquiétude planétaire, à laquelle tout être humain devrait être sensible : l’avenir de l’Homme est-il à chercher dans un développement technologique sans frein ni contrôle, faisant fi des indispensables forêts de l’âme ? N’y a-t-il vraiment pas (comme on nous le laisse accroire), en guise de solution à la crise écologique et spirituelle majeure que nous traversons, d’autre remède que la recherche de solutions techniques destinées à pallier les problèmes et désastres causés par la technologie elle-même ? Peut-être, dans un sursaut de modestie, faudrait-il se rappeler la phrase de Cioran : « Tout ce que l’homme entreprend se retourne contre lui », ce qui est une belle façon d’inviter à une pratique apaisée de l’existence, à un abandon progressif de l’hybris humaine encore et toujours et désespérément à l’œuvre : l’Homme ne désarme pas. Et pourtant il le devrait.
De fait, Hélène Dorion emprunte à l’Histoire de la littérature et des croyances un ton à la fois épique et prophétique. Il s’agit de la section intitulée « Le bruissement du temps ». L’autrice s’y risque à esquisser le tableau d’une Histoire de l’Humanité. Il y a eu de grands modèles : Hésiode, La Bible, les auteurs d’épopée, Bossuet lui-même avec son célèbre, et oublié, Discours de l’Histoire universelle : « Dans la forêt du temps / il n’y avait rien / ni ciel   ni océan // au commencement / il n’y avait ni dieux ni humains / ni souffle   ni solitude // au commencement   le rien était l’obscur / le vide   un long tunnel de silence » (p. 101). Hélène Dorion joue ici au p(r)o(ph)ète, le mot étant ainsi découpé en hommage au p(r)oète Mathias Lair, selon qui la poésie n’emprunte que trop naturellement le langage du sacré, le poète, c’est son faible, se voulant trop souvent prophète ou demi-dieu.
Hélène Dorion se fond ainsi dans l’épique : « sont venus les dieux qui flottent / au-dessus des eaux / Hésiode   Zeus   Odin / Brahma   Izanami / avec eux sont venus l’air et la lumière / l’algue et l’arête du monde » (p. 101) ; « on a commencé la longue marche / du mythe à la connaissance / Galilée   Giordano Bruno / Einstein   la cause et l’effet rompus / sont venus le quantum / l’onde et le corpuscule / les possibles / les possibles / que déploie la résistance du temps / et l’on a donné vie / à cette chose appelée réalité » (p. 104) ; « et l’on se met à rêver / du haut des falaises de Rilke / dans les forêts de Dante / on voit le passé / […] // on traverse le bois de Walden / la mémoire des saisons de Zanzotto / les paysages intérieurs / d’Hopkins   les clairières de Zambrano » (p. 112). Voilà, en raccourci, quelques étapes de la « longue marche ». Tout cela aboutit au présent, à la voix de la poétesse elle-même, terme de cette Histoire dont elle est un maillon, comme nous tous, qui sommes appelés, pour nous-mêmes, à reconstituer l’Histoire qui mène jusqu’à nous, avant que nous disparaissions.
Peut-être Mes Forêts vient-il à point nommé. En tout cas il entre en résonance avec des écrits tels que Walden de Thoreau, Le Recours aux forêts de Jünger, Forêts de Harrison, ouvrage à lire, assurément.


Né en 1963, Didier Gambert est spécialiste de littérature du XVIIIe (thèse soutenue en 2008, publiée en 2012 chez Champion) et a publié quelques ouvrages dans ce domaine. Il a d’abord pratiqué l’écriture poétique de manière intermittente, puis de façon très régulière ces dernières années. Certains de ses textes ont illustré une exposition de photographies de Bérénice Delvert, intitulée Métaphysique de l’Océan (La Grange aux arts, Champniers, près d’Angoulême). Présent, en tant que poète, dans les  n° 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 43, 45, 47, 49, 50, 51, 59, 60, 61 et 62 et en tant que critique dans les n° 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 65, 66, 67, 68, 70, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 84, 88, 89, 90 et 91.


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