Note de lecture

 

Didier Gambert a lu Toute la vie, poèmes 1957-2016, de Fernando Grignola (Éditions Conférence, janvier 2023, 288 p., 21 €).

 

Les éditions Conférence font paraître en ce début d’année une sélection de poèmes écrits par Fernando Grignola entre 1957 et 2016. Sauf erreur de ma part, il s’agit d’une première édition de ses œuvres en français, ou en tout cas d’un ensemble significatif de celles-ci.  Force est de constater que ce poète, né en 1932, décédé en 2022 quelques jours avant son quatre-vingt-dixième anniversaire, est demeuré inconnu du public français. De ce point de vue-là, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, la présente édition comble une lacune. Il faut dire que le poète n’a pas simplifié les choses : après avoir publié ses premiers recueils en italien, il a fait le choix d’écrire et de publier dans le dialecte de sa région natale d’Agno, qui est un canton du Tessin. Je ne vois d’équivalent en France que dans L’enterrement à Sabres de Gérard Manciet, rédigé en Gascon. De fait, l’ouvrage — les poèmes ayant été choisis et traduits par Christian Viredaz — se présente le plus souvent comme une édition trilingue de chaque texte : en dialecte d’Agno, en italien, puis en français.

 

Et l’on découvre un poète particulièrement émouvant, touchant, à travers soixante années d’existence… Au début, la Seconde Guerre mondiale est à peine terminée, ce qu’on appelle modernité ainsi que mondialisation en sont encore, dans certains endroits de l’Europe, à leurs balbutiements. Peu à peu, la poésie de Fernando Grignola, marquée par une forte présence de la nature et de la vie de ceux que l’on appelle les humbles, s’empare de tous les thèmes de notre monde en convulsion.

 

De simples visions composent ainsi un univers poétique original : « Cramponnées au pied du mur / des rampes fleuries de rouille, / patiences, pissenlits, quelques bouts / de gravats et dans l’air, par-ci par-là, / un cri d’enfant » (p. 41). Il s’agit-là de discrètes épiphanies poétiques, de moments de grâce, qui ne sont pas, pour un lecteur français, sans évoquer certains aspects de la poésie de Francis Jammes.

 

Dès le début, le poète se montre sensible au malheur des humbles, des exilés, de ceux que les mutations techniques et économiques ont conduit à quitter leur terre. À propos d’un homme qu’il appelle « L’émigrant du sud », le poète conclut par ces quelques vers : « … Personne n’achoppe / aux valises pleines de larmes / du petit homme trapu / aux pommettes saillantes » (p. 29). Sans doute une des capacités du poète est-elle de pouvoir incarner plusieurs vies et de ressentir la détresse de l’autre, perçu et vécu comme un alter ego. Un simple poème de La Sonate sans nom (recueil paru en 1970) suffit à exprimer la profondeur vécue d’un tel sentiment d’humanité : « La sonate sans nom / c’est ces mots qui s’écroulent / au fond de moi // quand je croise / les pas d’un pauvre diable / que je ne peux pas aider » (p. 69). Qui n’a pas été saisi déjà par l’amertume produite par cette impression déchirante d’impuissance ? Dans un autre poème, ce sera la mort d’un maçon, tombé de son échafaudage (p. 49), puis celle d’un paysan de qui ne restera, en guise de trace sur la terre, que ses outils abandonnés : « Finis les tracas, Peppino, / le phylloxera dans la vigne, les regains / à faire et toi qui es à l’hôpital, / la faux qu’il te faut aiguiser / le veau qui a mal fini… / La pierre à aiguiser a séché dans l’étui ! » (p. 51).

 

De telles visions sont évocations du passé. Fernando Grignola va être, à son corps défendant, un des poètes des grands bouleversements qui s’effectuent dans la deuxième partie du XXe siècle.

 

Il y a d’abord la permanence des dictatures et des guerres. La guerre du Vietnam d’abord : « Suisse, Italie, Europe… / C’est ici que je vis, le matin je bois mon café, / et on prie Dieu pour la paix dans le monde / en marchant sur les rails de la normalité / bien boulonnés aux traverses archi-sûres. // Et on meurt, toi à Saïgon / de l’industrie guerrière, / et par chez moi bien plus élégamment / seulement d’inéluctable destin personnel » (p. 65). Le poète exprime bien ici la mauvaise conscience que peut ressentir le citoyen paisible d’un état démocratique, bercé par son quotidien, alors qu’ailleurs, et parfois pas très loin, on meurt de barbare façon. Le même thème se retrouve plus loin, orchestré différemment, mais le même malaise subsiste : «  Chez nous, en Suisse, on organise les vacances, / c’est des foutaises que dans le monde on torture les gens ! / Dans notre bulle sourde-muette, on est la rigole / qui murmure contente : les montagnes bariolées / de chênes, mélèzes et châtaigniers, l’étincelle d’une truite, / le soleil qui éblouit, la brise sur le lac… « (p. 77). Indéniablement, à une époque où ailleurs la poésie peut faire l’objet de recherches formelles, il y a chez Fernando Grignola quelque chose de l’indignation salutaire d’un Tristan Cabral.

 

Le poète ne peut non plus rester indifférent au dépérissement de la nature, à la disparition des arbres, des animaux, à l’appauvrissement généralisé d’un univers gangrené par le béton : «  Maintenant que nous avons détruit tout les faucons / et les autres rapaces, il y a des endroits que les serpents / ont envahi en masse / L’équilibre est détruit, / à la montagne ce n’est pas comme en plaine / où le béton nivelle tout ! / Là-haut l’herbe sèche résiste même au feu / et les vipères ont tellement soif de lait / qu’elles viennent sous les chèvres » (p. 91). Le poète n’oublie sans doute pas qu’il est un lointain descendant de Virgile et d’Ovide, et que les Noces de l’homme et de la Nature sont depuis longtemps consommées. Un désordre s’est installé au sein d’un univers perçu à l’origine comme harmonieux, quand bien même le poète, à aucun moment, ne cède à la facilité d’un « c’était mieux avant ».

 

Il y a cependant quelque chose de dramatique dans la poésie de Fernando Grignola. Né en 1932, il a été un témoin de la Seconde guerre mondiale, dont les souvenirs se font présents, peut-être davantage dans la deuxième partie du livre, quand il évoque les « forteresses volantes / sur le ciel qui brûlait à la fin du monde » (p. 183), ou encore « la RAF [qui] pondait / l’enfer sur Milan » (p. 173). Et le poète de constater l’épuisement d’une Humanité « même plus fichu[e] de voir le saut menu / d’un troglodyte dans la haie de buis, / sourd[e] qu’[elle] est devenu[e] aux cabrioles du soleil / dans l’argent de la côte aux foyards » (p. 157). Pour terminer, retenons ce cri d’indignation de qui, fondamentalement poète, s’émeut de ce que nous avons perdu : « Fini ! le long égrainement des jours / toujours les mêmes, toujours pareils / qui râtelaient le sacré des saisons. / Finie la civilisation des champs et des bois » (p. 159).

 

Il ne s’agit-là, pour conclure, que de quelques notes destinées à susciter l’envie de lire Fernando Grignola. Le traduire et l’éditer, était, incontestablement, une fort bonne idée.

 

Didier Gambert

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