Note de lecture

 

Didier Gambert a lu Un Milliard et demi de secondes, d'Alexandre Bibent (Stellamaris, 2021, 72 p.)

 

Un milliard et demi de secondes représentent environ quarante-six années. C’est le titre qu’a choisi l’auteur, Alexandre Bibent, pour son premier recueil publié. D’emblée, on se dit que cette durée, qui pourrait être celle d’une vie, mais alors d’une vie avortée, incomplète, a certainement un sens, ou symbolique ou personnel, et que le poète a quelque chose à nous dire.

 

Ce qui frappe, en lisant Un milliard et demi de secondes, c’est une forme de lyrisme personnel ainsi que la présence d’un imaginaire aérien, et peut-être même, dans une sorte de va-et-vient constant, un glissement temporel qui nous conduirait des errements de ce qu’il faut bien appeler, faute d’autre terme, notre « modernité », jusqu’aux origines de notre poésie, puisqu’il semble que la présence de Dante se laisse deviner dans un certain nombre de textes. On sait d’autre part que l’auteur a longtemps fréquenté l’œuvre de Blaise Cendrars, qui fut poète, bourlingueur, chroniqueur et passionné de rêve aérien.

 

La figure du temps semble omniprésente dans le recueil. Cela commence par un triptyque intitulé « Jeunesses ». Il s’agit de trois moments, peut-être de sortes « d’épiphanies », pour reprendre un terme qu’employait Joyce à propos de certains de ses écrits poétiques. Ces trois textes scandent très exactement dix années, puisque apparaissent des mentions telles que 10 ans, 16 ans, 20 ans, comme s’il s’agissait de moments décisifs dans une jeune existence, de ces moments qui donnent parfois le sentiment de se tenir en quelque sorte au « balcon du temps », observateur conscient de ce qui se joue là, devant soi, de ce qu’il faut retenir absolument. « Ces enfants qu’on traîne », premier poème du recueil, nous dit, dans une écriture dépourvue de toute métaphore, au-delà de la violence des émotions que peuvent éprouver les enfants, un fort sentiment d’absurdité du monde : « Ces enfants qu’on traîne…/ Et qui sont trop sages / On le sait bien //Ces enfants qui nous inquiètent soudain / Et à qui l’on demande / À quoi tu penses // Et ils répondent // Mais à rien / Dessine-moi Toi demain. / Dessine-moi Toi demain » (p. 9). Le deuxième poème, « Un milliard et demi de secondes (16 ans) » — il donne son titre au recueil —, condense de nombreux éléments que l’on retrouvera par la suite, à commencer par la ville de Nice, clairement nommée, qui semble faire figure de terre-mère, originaire, pour le poète, nourrissant peut-être, comme il est convenu de le dire en poésie, un sentiment d’exil (rappelons-nous Ovide, un des premiers exilés poètes). Apparaissent ainsi « la fameuse baie », « la promenade », « la Cascade du château », « l’Aéroport », etc. Se détachent aussi des prénoms, ceux des acteurs de cette scène, que semble lier un fort sentiment rendant impossible toute séparation. Naissance de l’amour ?


Et cette strophe : « Que seront ces moments / Dans un milliard et demi de secondes ? / Dans un milliard et demi de secondes / Ces moments seront-ils le salut ? ». Clairement, ce milliard et demi de secondes, ce grand espace de temps réduit en fragments ne représente-t-il pas en fin de compte une durée perdue ? Du temps réduit en poudre de sablier. Subsiste un forme de croyance, et de religion en quelque sorte, une religion sans dieu : « Oh ! Cette inattendue religion / Oh ! Cette religion si attendue » (p. 12).


C’est sans doute un des aspects du lyrisme de l’auteur, qu’habitent de secrets rêves d’envol et d’élévation : « Des lances de feu se sont levées / Jusqu’à l’Aéroport / Haies d’honneur et d’humaine chaleur / On s’aime // Et c’est de l’or » (p. 11). Il y aurait là comme une sorte de parousie.


Le dernier poème du triptyque, « Ton enfant marche dans la rue (20 ans) », nous parle encore du temps, sans qu’on sache si cet enfant est un enfant « à venir », que l’on verra en effet acquérir vie autonome et indépendance, ou un enfant que l’on observerait sur des photographies (« Un cadre bordé de blanc / Des formes autour de lui », p. 13). Ou encore : « C’est du temps par poignées / De l’espace en bouquets / De l’âme qu’il recrée // Il marche en cadence / Dans des cartes postales / Qui se chevauchent et s’étalent / Par milliers // Ton enfant marche dans la rue » (p. 13). Images issues du souvenir, cartes postales de la mémoire ou bien images réelles ? En tout cas le poète nous parle d’émerveillement, et d’humanité, profondément.

 

Il y a également, chez l’auteur, un contempteur de notre temps, comme si l’émerveillement face aux choses simples de la vie : l’enfance, l’amour, les enfants, devait trouver une forme d’expiation dans le désenchantement, voire la révolte. Ainsi, le long poème « J’ai vu : révolution » nous donne-t-il à imaginer un monde dans lequel les faux dieux de la modernité, représentés par la technologie envahissante, ont perdu leurs pouvoirs trompeurs : « Frère / Reste un peu en arrière / Dans l’ombre des idées furtives // Frère / Contiens ta fièvre / Et chante encore / L’inaudible vertu // Les écrans se sont tus. / Ils ne sont plus, les prophètes sans élégance, / Les catéchismes sans espérance. // Frère / Le temps est accompli / Achève tes prières / Il est l’heure où les hommes se lèvent » (p. 16-17).


On croit lire Dante, retrouver le couple qu’il forme avec Virgile au cours de son périple dans l’autre monde. Et la question se pose du statut à accorder à cette forme de réécriture : ne faut-il pas aussi y voir comme une forme de parodie ? La révolution entrevue, parousie laïque, est clairement identifiée à un phénomène d’essence religieuse et apocalyptique, au sens étymologique de révélation : « J’ai vu : révolution. // C’est sans doute que quelque chose / Au fond d’eux dit que bientôt / La Terre va s’ouvrir superbement / Et que des fleurs légitimes / Sortiront de l’abîme » (p. 17).


Le poète nous fait part d’autres indignations, certaines étant clairement énoncées (« Je hais les projets », p. 22), d’autres dites à mi-voix (« La complainte des yeux », p. 25).

 

C’est donc un ensemble complexe qu’Alexandre Bibent donne à lire, dans lequel l’intime est approché, deviné, dans lequel les émotions sont dites avec force, d’où l’humour, voire une sorte d’ironie, ne sont pas absents, dans lequel transparaissent un certain nombre d’interrogations ou d’indignations : nos temps hyperconnectés, les faux dieux de l’art, etc.

Parfois il s’agit d’une fête des mots, d’un ensemble drolatique : « L’Envol du bureaucrate », (p. 32-45) propose une fiction héroï-comique où Goethe (« Im Anfang war die Tat ») apparaît sur fond de combat et de carrousel aériens. 


En quatrième de couverture, pour finir, le poète, qui reste avant tout un témoin, évoque nos temps pandémiques : « Nous avions oublié les visages / Et les yeux des visages / Et les lèvres des visages / Et le temps des visages […] C’était un Temps / où l’on scrutait l’image / où l’on traquait la voix / où l’on cherchait les noms // Et nous étions si loin / Et nous étions l’écho ».

 

Didier Gambert

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire