Didier Gambert a lu Aller simple suivi de L’hôte impénitent, de Erri de Luca (Gallimard, collection Poésie, février 2021).
En publiant trois recueils parus respectivement en 2005, 2008, et 2021 pour les Poèmes inédits, la collection Poésie/Gallimard permet au lecteur français de découvrir une facette nouvelle de l’œuvre d’Erri de Luca, que l’on connaissait principalement en France par ses écrits en prose. Né en 1950, Erri de Luca a fait en sorte de ne pas rester un simple spectateur des événements qui ont déchiré la fin du XXe siècle ou le début du XXIe, mais de s’y impliquer personnellement, voire physiquement. On apprend ainsi qu’il a conduit des camions de ravitaillement au cours de la guerre qui a vu, dans la souffrance, le sang et la mort, l’éclatement de la Yougoslavie. Il était à Sarajevo lors du siège de la ville, et, plus tard, soucieux d’adopter le point de vue de la victime, se trouvait également à Belgrade lors des bombardements de l’OTAN en 1999. En Italie, son engagement l’a conduit à être mis en examen en septembre 2013 pour avoir soutenu au cours d’interviews la lutte de NO TAV (opposée à la construction d’une ligne de chemin de fer à grande vitesse entre Lyon et Turin) en Val de Suze.
De fait, le premier des différents recueils publiés dans l’anthologie (Solo andata / Aller simple, p. 13-67) évoque de façon presque prémonitoire (mais les faits remontent à bien des années) ce que l’on a appelé il y a peu la « tragédie des migrants ».
Notons que, comme elle le pratique souvent, et avec bonheur, la collection Poésie/Gallimard, propose ici une édition bilingue permettant de découvrir, en regard de la traduction, le texte originel.
Sous la forme de neuf textes qui composent une sorte de long poème narratif, pris en charge par un certain nombre de « voix » anonymes, ainsi que par un personnage qui en assure la principale, Erri de Luca fait entendre la parole de celles et ceux qui quittent l’Afrique pour s’embarquer sur la mer afin de gagner l’Europe, en particulier l’Italie : « Venus de hauts plateaux incendiés par les guerres et non / par le soleil, / nous avons traversé les déserts du tropique du Cancer » (p. 15), dit la voix qui accompagne le long périple. Elle dit d’abord la rencontre avec la mer, inconnue, imaginée : « Bien des jours avant de voir la mer, elle était une odeur, / une sueur salée, chacun imaginait sa forme », puis découverte, presque sans émotion : « Qu’était-elle en fait ? Un ourlet roulotté au bout de l’Afrique, / les yeux picotés de petits miroirs, larmes d’accueil ». Pendant ce temps-là se préparent les formalités de l’embarquement : « L’ancien près du feu discute avec les marchands / le prix pour monter sur la mer de personne » (p. 21). Peu à peu, les éléments de la tragédie se mettent en place : « Le marin est armé, il a peur de nous, sortis du désert / il a des gestes de menace, les femmes couvrent leurs oreilles / […] Ils ont déjà tué, on le sent au relent de leur peur, / la nuit renforce l’odeur des assassins » (p. 23). Très rapidement, un enfant meurt, que l’on confie à la mer ; puis la fatigue s’empare de ceux qui sont contraints de dormir debout. En effet, arbitrairement, par peur, ou par désir de « sécurité », les marins ont délimité un espace interdit à leurs passagers, et les menacent de leurs armes. C’est alors que s’enclenche la tragédie : « La mer monte et cogne, un de nous roule vers eux, / l’autre pointe son fusil, le nôtre lève les mains. // Une vague renverse son équilibre, l’envoie dans la gueule / de l’arme / l’autre tire, le coup repousse et le jette dans mes bras // Mort la poitrine défoncée, nous faisons un bruit de forêt, / il pointe son arme sur nous, la tempête nous couvre » (p. 31). Le recueil prend ainsi l’allure d’une sorte de récitatif, de récit où la poésie, au sens strict, semble retrouver l’intonation de l’épopée homérique. Cette mer est celle qu’ont parcouru depuis l’origine les fuyards, les sans patrie ; on retrouve dans le destins des « migrants » les figures lointaines d’Ulysse ou Énée. De fait, la mer préside à tout. C’est un de ses mouvements soudains qui va décider du sort des deux marins : « Une lame incline le bateau vers nous / l’homme au fusil tombe la tête la première. // Je saisis l’arme côté métal, lui la serre côté bois, / je la lui prends, la lève au-dessus des bras et la lance à la mer. // […] De ma chemise je tire mon couteau, je suis sur l’homme / Je l’ouvre du bas-ventre vers le haut, puis je le verse à la mer. » (p. 34-35). L’espace clos du navire délimite ainsi un théâtre de la cruauté, presque sacrificiel, où la mort triomphe, celles des bons, des innocents, celle des coupables, qui sont une autre espèce d’innocents. La mer seule, désormais, règne : « On a retiré le commandement aux assassins / mais nous ne sommes pas les maîtres, la mer décidera de nous. » (p. 37). De fait, sans capitaine, le navire poursuit sa route. L’ancien lui-même meurt : « L’ancien a gaspillé sa dernière salive pour dire : / maintenant c’est à lui de se rappeler qu’il existe. // Il était allongé pour regarder les troupeaux de nuages, / ils voyageaient dans ses pupilles, je les ai fermées. » (p. 53).
Pour finir, recueillis par les autorités italiennes, ils connaissent le sort de ceux que l’on parque : « Surveillés par des gardes, nous sommes coupables de voyage, / il y a plus d’espace que sur le bateau, des rations d’eau et / pas de faim. // […] Ce n’est pas du communisme, c’est un enclos et nous / sommes du bétail. / Encore moins que ça, dit un des mille. // Nous ne sommes ni à lait ni à viande, / mais à travail. Ils ne veulent pas de nous et basta. » (p. 57). De fait il y a quelque chose de visionnaire, voire d’apocalyptique, dans ce texte de 2005 qui entre en dialogue avec le recueil de Sabine Venaruzzo (Et maintenant j’attends) publié en 2020. Erri de Luca imagine ainsi des vagues d’hommes qui passeront la mer sur les squelettes entassés de leurs prédécesseurs : « De toute distance nous arriverons, à millions de pas / ceux qui vont à pied ne peuvent être arrêtés. // De nos flancs naît votre nouveau monde, / elle est nôtre la rupture des eaux, la montée du lait. ». Pour finir, cette strophe : « L’un de nous a dit au nom de tous : / “D’accord, je meurs, mais dans trois jours je ressuscite et / je reviens.” » (p. 67). Tout cela pour rappeler que le christianisme a d’abord été la religion de ceux qui souffrent.
Ceci étant dit, il n’a été question jusqu’alors que des soixante-dix premières pages d’un ensemble qui en compte deux-cent-quatre-vingt-dix-sept.
Erri de Luca évoque ensuite des figures de poète, de résistants, des amis même, sa famille aussi, son père, sa mère, l’histoire de l’Italie au cours du XXe siècle. Il évoque les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale, qu’il n’a pas connus personnellement, sur Naples, puis sur Rome, ceux de 1999 sur Belgrade également.
Cet ensemble se veut donc une somme, d’où nous retiendrons cependant que l’humour n’en est pas absent : « Le champ est parsemé de fleurs d’amandier, / elles se collent aux sandales, / à la cuisine la femme dit : “Tu es le seul / qui apporte à la maison des fleurs sous les pieds.”. / Et toi la seule qui les accueille avec un manche à balai / au lieu d’un vase en cristal » (p. 109).
Et encore : « Une seule guerre fut juste, et aucune autre, / celle de Troie : deux peuples en armes / pour celui des deux qui devait garder la beauté » (p. 221). Ceci pour nous rappeler que la poésie est avant tout faite de pensées délicates.
Et pour finir, ce poème qui semble délivrer une sorte d’art poétique, une manière d’écrire « à côté » : « Fais comme le lanceur de couteaux, qui tire autour du / corps / Écris sur l’amour sans le nommer, la précision consiste / à éviter. / Détourne-toi du mot solennel, déjà ripaillé, / vise le bord, longe / le lanceur de couteaux touche de loin, / l’erreur est d’atteindre la cible, la grâce est de la rater. » (p. 193).
Didier Gambert
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