Didier Gambert a lu Les Compagnons du radeau, de Chantal Dupuy-Dunier (Les Écrits du nord, Éditions Henry, juin 2021, 132 p., 12 €).
Pour quelle raison, en parcourant le dernier ouvrage de Chantal Dupuy-Dunier, ai-je pensé aussitôt à La Nef des fous de Sébastien Brant, paru le jour du Carnaval de 1494 ? Bien évidemment, l’image du radeau appelle celle de la nef, mais aussi, bien sûr, encore, et tout s’enchaîne, celle de bien d’autres bateaux, radeaux, galères, trirèmes, qui hantent la mémoire des hommes, depuis l’Arche de Noé qui assura dans les temps bibliques, si l’on en croit la fable, la survie des êtres vivants, jusqu’au Radeau de la méduse, en passant peut-être par le bateau d’Ulysse, puis encore celle de ces embarcations de fortune auxquelles des hommes en détresse confient leur sort désormais pour passer d’une terre à l’autre.
Pour reprendre le mot de Pascal, misanthrope sublime : « nous sommes embarqués ».
Les Compagnons du radeau se présente ainsi comme une sorte de fable métaphysique. Le radeau, c’est un peu (beaucoup) la Terre. Et les hommes enserrés dans cet espace clos ressemblent énormément à ceux qui s’y entassent malgré eux. Il y a des « vieux », des « vieilles » (« Nos pieds, / si différents et pourtant si semblables. / Ceux des vieux, / aux talons ravinés, / aux ongles épais, / vaisseaux bleus saillants / sur lesquels s’attardent les mouches. / Ceux des vieilles, / déformés par ce qui a, / jadis, alourdi leur silhouette, / et la porosité de leurs os », (p. 11) au portrait non flatté. L’autrice tient à montrer le ravage du temps sur des êtres qui ont été jeunes, et puis ont vécu... Il y a aussi les pieds « des jeunes femmes / aux mouvements insaisissables libellules » et ceux « des hommes vigoureux / plantés sur le rafiot / comme les fondations d’une demeure » (p. 12). Il est clair que cet âge, qui est celui de la force et de la maturité pourrait croire à son éternelle jeunesse, tant la souplesse, la vigueur et l’assurance semblent le caractériser. Quant aux enfants, leurs petits pieds « que leurs mères croquent en bêtifiant » ont une « odeur de caillé » (p. 13). On hésite ainsi, face à tant de matérialité, mais c’est bien là le lot de l’espèce humaine, entre l’attendrissement et la répulsion.
Ceci étant dit, ces « pieds », qui constituent le socle vivant de l’humanité, font l’objet dans le début du recueil d’une étrange sollicitude : « Tu prends dans tes mains / les uns après les autres, / les pieds de tes compagnons. / Tu caresses, avec la même compassion, / ceux des vieux ou des jeunes. / Tes doigts remontent / le long des voûtes, / jusqu’aux orteils. / Ils parcourent la plante, / donnent un peu d’assise / aux hommes déroutés / tels des girouettes entre les bras du vent » (p. 14). Les hommes, comme dans l’imagerie du Moyen-Âge, apparaissent avec leur corps souffrant et périssable, qu’il convient de traiter avec douceur, et charité.
Les pieds, ce sont aussi ceux de Yorick, tout droit sorti de Hamlet. Alors qu’on le connaissait plutôt sous l’espèce d’un crâne terreux que contemplait longuement le héros, Chantal Dupuy-Dunier lui donne la légèreté d’un danseur : « Yorick aime danser dans le vent, / réglant son rythme sur le sien. / Ses pieds nus battent les planches. / Il peut tourner comme un derviche, / jusqu’à l’ivresse » (p. 15).
Il y a dans cette fable, quelque chose de « L’Albatros » de Baudelaire, ou encore des ces moments de calme et d’errance maritime et d’attente non comblée qui font le charme puissant d’un roman tel que Moby Dick. Il ne s’agit pas ici de multiplier les allusions littéraires mais de suggérer que l’ouvrage de Chantal Dupuy-Dunier se trouve, et peut-être malgré lui, comme serti, enserré, dans ces fictions maritimes qui l’ont précédé : « La litanie de la mer mime / l’uniformité de nos vies. / Les uns tentent de se divertir en jouant aux osselets / à même le plancher, / boivent dans des godets bosselés, / en échangeant de grasses plaisanteries. / Les autres, sur cette scène offerte, / tentent, avec la voile pour rideau de théâtre / d’improviser un sens à leur destin, / de transcender le voyage » (p. 18). On entend là quelque chose comme : « Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage… », ou encore : « Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme, / Le cœur gros de rancune et de désirs amers, / Et nous allons, suivant le rythme de la lame, / Berçant notre infini sur le fini des mers ». Tout voyage est donc métaphysique. Les scènes qui ont lieu à bord du radeau tiennent du symbole : la vie est un théâtre, ou bien un songe, ou encore un jeu d’ombres.
Après les pieds, viennent les jambes (« Jambes, c’est pas fait pour l’horizontale, l’inertie. / Jambes, c’est pas fait pour barrières entre soi et les autres, / Jambes, ça dit verticalité, tenir debout » p. 20). Viennent aussi les mains : « Les mains, / papillons, ailes déployées, / ou chrysalides recroquevillées sur elles-mêmes. […] Toutes ces machines à saisir outils ou nourriture, / tenir une canne ou un filet pour pêcher, / ajuster une fronde, / réparer les attaches des planches… / Les caresses qu’elles renferment, / les gestes pour peindre ou tracer des signes, / pincer les cordes d’un instrument. // Mains vertigineuses. » (p. 24). On se dit alors, et ce d’autant plus qu’ensuite interviennent les visages, que Les Compagnons du radeau contient une forme d’ode au corps humain, à l’humaine condition. La poétesse s’efforce semble-t-il de restituer à ces passagers perdus, trompant l’ennui de la traversée, la dignité que tout s’emploie à leur arracher.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce recueil, bien plus qu’on ne peut en dire ici. Les poèmes disent la succession des jours, le spectacle offert par l’océan, aubes, nuits et crépuscules (« Parfois, le jour / se change en nuit plus dense que les nuits. — on pense alors à la Lettre de Pline narrant l’éruption du Vésuve — / Le cercle devient noir » (p. 32) ; « Tous craignent l’éclair / qui perce certains soirs, / l’abcès noir du ciel » (p. 55) ; « Il est des jours / où l’océan ouvre et referme ses ailes autour du radeau, / comme s’il voulait lui apprendre à voler / parmi les sirènes et les feux de Saint-Elme » (p. 75) ; « Coucher de soleil sorcier aux mains de flammes », p. 78). On n’est pas loin non plus de « Soleil cou coupé » d’Apollinaire, et peut-être peut-on penser aussi au « Bateau ivre » de Rimbaud.
Cela fait beaucoup de références, mais parmi les compagnons du radeau figurent aussi un certain nombre de passagers clandestins dont la liste figure à la page 129. Ce sont, assurément, de bons compagnons.
Il ne reste plus qu’à souhaiter bon vent au lecteur. Il trouvera dans ce livre de quoi rêver, de quoi penser.
Didier Gambert
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