Note de lecture

 de Didier Gambert

 

  

 

Chronique Arnoldo Feuer, Retour à Znamenskoye, Vignettes et tampons pour un voyageur, Les Parallèles croisées, Les Lieux-Dits éditions, 2021, 136 p., 15€



     Il y a quelque chose d’Un Héros de notre temps de Lermontov  dans l’ouvrage  publié par Arnoldo Feuer, aux éditions des Lieux-Dits, en 2021. 

      L’auteur évoque dans Retour à Znamenskoye, titre qu’il a donné à son recueil,  un séjour effectué dans la Tchétchénie en guerre. C’était au début de notre siècle, cela avait peu ou prou coïncidé avec l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, et l’auteur se trouvait là-bas, selon toute apparence, pour des raisons officielles dans la mesure où il évoque « l’arrêté de nomination / [l]’affectant à la tâche floue / de vivre dans un pays / en guerre », (p. 10). En lisant l’ouvrage, où plutôt la sorte de journal en vers libres, mi désabusé, mi ironique, qui le compose, on ne peut s’empêcher de penser, en plus graves (mais la farce y coexiste avec le tragique le plus pur) aux livres de Svetlana Alexeievitch, autrice de La Fin de l’homme rouge ou encore des Cercueils de zinc…
Les événements auxquels se réfère Arnoldo Feuer remontent aux commencements de ce qu’on appelle la Deuxième guerre de Tchétchénie. Il est clairement fait allusion, dans un des textes, aux attentats de New-York contre les tours jumelles du World Trade Center, ce qui nous ramène au 11 septembre de l’année 2001 : de loin / ton correspondant te dit / une tour percutée par / un avion // qu’il voit les flammes la fumée / sur son écran et qu’il voit — il le voit — // un autre avion frapper / la deuxième tour (p. 14).
Nous voici donc plongés dans les affres d’un monde en guerre, qui résonne avec notre actualité tragique, un monde bien digne de l’Âge de fer imaginé par Hésiode et ceux qui l’ont suivi.

      Le narrateur s’immerge peu à peu dans le monde tchétchène, à la fois comme personnage officiel, car il dispose de gardes du corps, mais aussi comme individu disposant d’yeux pour voir et d’oreilles pour entendre. Il ne peut en aucun cas échapper à ce qui se joue là-bas, loin des regards et des caméras : « Tu y arrives au pays des chicanes / c’est cinq minutes plus loin / un portique délabré / accroché à deux ruines / qui proclame / Bienvenue en Tchétchénie » (p. 16). La guerre frappe d’emblée par son caractère insignifiant et saugrenu. Les traces du monde ancien, d’avant la guerre, et les massacres qui l’accompagnent, perdurent parmi les « mitrailleuses, les chars et les chicanes ». D’où une profonde impression d’étrange absurdité.

       De fait, le narrateur, car le recueil se lit comme une succession d’anecdotes, n’aura de cesse d’évoquer des faits, de petits faits, dont certains dérisoires, et de les commenter au moyen de courtes strophes, tercets ou quatrains la plupart du temps, accompagnant le texte principal, à la manière d’un subtil contrepoint. Ainsi, l’assassinat de « A.Z. chef du bourg par la vertu / du pouvoir central » inspire la réflexion suivante : « être ou / ne pas être / une cible » (p. 34-35). Le propos, d’essence shakespearienne, manifeste toute son ironie, ou son sens de la dérision, ou du détachement, dans le poème qui suit (p. 36-37) où le danger provient de l’intérieur, en quelque sorte. Pour avoir été convié à un repas de grillades, le narrateur-poète regagne son logement quelque peu alourdi : « les shashliks pèsent un peu sur / ton estomac quand tu prends congé / et même plus tard ». La conclusion du poème apporte une note drolatique qui n’est pas sans évoquer certaines mésaventures alimentaires évoquées dans La Peau de Malaparte, où les GI américains découvraient à leur corps défendant certaines pratiques napolitaines : « tu sauras demain que tu as mangé du ragondin / mais où donc trouve-t-on cela en Tchétchénie ? » (p. 36). Le poème-commentaire conclut ainsi l’affaire : « sources de danger / il en est / de surprenantes » (p. 37). Il faut croire que l’alimentaire recèle bien des surprises, le ragondin faisant une rapide réapparition dans un autre texte, comme un souvenir maléfique. La seule évocation d’un plat nommé jijig galnash appelle quant à elle le commentaire suivant : « jijig galnash / ça se prononce / et s’avale mal » (p. 99).

        Toujours flanqué de ses hommes en armes, c’est-à-dire des spetsnaz ou gardes du corps, vêtus de noir qui l’accompagnent (et parfois tirent à la kalachnikov sur de simples faisans) le « preux chevalier / des droits / de l’homme » (p. 41), comme il se qualifie, assiste à bien des scènes qu’il se contente d’évoquer. Ici où là, la mort a frappé, ou s’apprête à le faire, coupables et innocents mêlés.
Un poème de la fin évoque avec émotion la mort absurde d’Anzour, amateur de beaux chevaux et sans doute cavalier émérite, peut-être même ami de l’auteur, disparu dans l’explosion du siège du gouvernement de Grozny, d’où la strophe suivante : « à Grozny pour quelle urgence quelle disparition quel drame / dans la forteresse infiniment dangereuse du pouvoir / Anzour le beau cavalier avait-il à faire / qui valut de risquer sa vie » (p. 116).
À l’émotion, qui affleure ici de manière infiniment perceptible, le poète répond par la courte strophe valant commentaire, qui se donne des allures de titre à la Montaigne : « de la fréquentation  / des chevaux / des hommes / et du TNT » (p. 117).

       On lit avec plaisir, avec un vif intérêt cet ouvrage inhabituel, que l’auteur a muri pendant bien des années, comme si seul le temps, par quelle alchimie, transmuait le fait brut, en littérature.
           On apprécie en outre, à titre personnel, les références à Joseph de Maistre, au Voyage d’hiver de Schubert et Müller (à la figure tragique du Leiermann), à la Montagne magique… 

 

 

 


 

 

Né en 1963, Didier Gambert est spécialiste de littérature du XVIIIe (thèse soutenue en 2008, publiée en 2012 chez Champion) et a publié quelques ouvrages dans ce domaine. Il a d’abord pratiqué l’écriture poétique de manière intermittente, puis de façon très régulière ces dernières années. Certains de ses textes ont illustré une exposition de photographies de Bérénice Delvert, intitulée Métaphysique de l’Océan (La Grange aux arts, Champniers, près d’Angoulême). Présent, en tant que poète, dans les  n° 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 43, 45, 47, 49, 50, 51, 59, 60, 61 et 62 et en tant que critique dans les n° 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 65, 66, 67, 68, 70, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 84, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 103, 106, 107 et 108 de Lichen.





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