Note de lecture

 

Didier Gambert a lu Un Nouveau mondePoésies en France, 1960-2010, par Yves di Manno & Isabelle Garron (Flammarion, Mille et une pages, 2017, 1526 pages, 39 €).

 



Il s’agit d’un livre récent, puisque paru en 2017, pour la réalisation duquel il aura sans doute fallu aux deux auteurs bien de l’obstination et bien du courage avant de parvenir à dresser un état des lieux, un portulan, une cartographie de l’activité poétique en France entre 1960 et 2010, et ce d’autant plus que les dix années écoulées depuis sont venues encore modifier le tracé des côtes. Un certain nombre d’îles nouvelles sont apparues, des isthmes se sont créés, des terres que l’on pouvait croire établies sont menacées par la montée des eaux, d’autres déjà prêtes à émerger. Montaigne, en son temps, évoquant le cours de la Dordogne ou les « arènes » du Médoc, nous avait habitués à considérer sans étonnement la mutabilité de toute chose.


L’ouvrage est massif, documenté, pourvu d’une ample table des matières, d’une bibliographie, d’un index général, d’un index des revues. Il est plaisant de constater que pour aborder aux terres de la poésie contemporaine, à ce que l’on pourrait appeler sa « pointe avancée », il faille commencer par se frayer un passage dans le corps touffu de l’ouvrage lui-même.


La table des matières, qui court des pages 1521 à 1526, est chronologique et embrasse une durée supérieure à celle qu’annonce le titre puisque des poètes se rattachant aux décennies antérieures y figurent en bonne place, parce que leur activité a continué à se déployer dans les années soixante. Jean Paul de Dadelsen, disparu prématurément en 1957, est ainsi, de fait, considéré comme un poète de la décennie suivante, ce qui n’a rien en soi d’étonnant dans la mesure où l’effet d’une œuvre poétique se fait sentir dans la durée, le temps pour elle de trouver son lectorat. En revanche, Philippe Jaccottet, figure majeure de ce temps récemment disparue, est curieusement absent, alors qu’il trouverait naturellement sa place auprès de Jacques Dupin, Yves Bonnefoy ou encore Michel Deguy, bien représentés, eux, alors que leur « carrière » a commencé en même temps que la sienne.


On peut aborder l’ouvrage de plusieurs façons, en se contentant dans un premier temps, avant d’affronter l’anthologie proprement dite, in extenso, de lire les notices chronologiques qui permettent de dresser un état des lieux et de comprendre comment la poésie a traversé les dernières décennies, beaucoup plus riches et passionnantes qu’on ne le croit généralement, le grand public restant persuadé, faute d’information disponible aisément, « qu’il n’y a plus de poètes ni de poésie ».

 

On n’oubliera pas toutefois qu’écrire sur la poésie est un acte en quelque sorte « politique », dans la mesure où présenter une anthologie des temps présents revient à prendre position ou parti dans des débats parfois vifs, et peut-être dans certains cas, conduit à exclure au nom de présupposés théoriques, ou tout simplement de « préjugés », terme que les philosophes du XVIIIsiècle appliquaient aux idées propres à une époque, « sucées avec le lait de la mère nourrice ».

 

Parmi ces « préjugés », peut-être faut-il remarquer les piques qui, ici ou là, agrémentent le propos sans être forcément d’une utilité majeure. Ainsi, pages 15 et 16, on s’en prend, sans autre précision, aux « académismes » et aux « idées périmées », particulièrement tenaces dans la deuxième moitié du vingtième siècle. On aurait aimé en savoir davantage à ce sujet afin de faire soi-même son propre jugement. De même on évoque, usant d’un argument d’autorité, les « rhétoriques déjà conspuées en son temps par Rimbaud » (p. 17) en oubliant peut-être que ces affirmations, chez un auteur, ont souvent pour fonction première de marquer un territoire, comme le souligne Walter Benjamin à propos de Baudelaire, lequel s’en prenait à la rhétorique de Musset afin de promouvoir et d’installer la sienne propre.


Un peu plus loin (p. 17) on lit que « d’autres approches académiques postulent l’impossible existence de la poésie » laquelle conduit, par un curieux effet de réversibilité, à « l’émergence de productions écrites se réclamant de près ou de loin d’un héritage poétique récusé par ailleurs. En écho à l’anéantissement annoncé de tout ce que représente ce motgalvaudé, un tel mouvement aurait dû éviter ces propositions d’arrière-garde et ces fausses nouveautés. Or il n’en fut rien. Et la sortie de la poésiea le plus souvent conduit au retour de bien vieilles lunes ». Là encore, en tant que lecteur, même si le propos requiert de l’économie, on aurait aimé en savoir plus sur la nature de ces « vieilles lunes », de ces propositions « d’arrière-garde », de cet « héritage poétique récusé par ailleurs ».

 

On en déduit donc que l’ouvrage ne se présente pas seulement comme une anthologie permettant la découverte d’un moment particulièrement riche de l’histoire de la poésie, mais qu’il participe de cette histoire en séparant peut-être ce qui constitue pour lui le bon grain, de l’ivraie. Les auteurs justifient ces absences de la manière suivante : « Nous avons accueilli quelques poètes que d’aucuns jugeront peut-être "marginaux" mais dont le travail possède un caractère suffisamment dérangeant (critère essentiel de la poésie, à nos yeux) pour trouver sa place ici. D’autres à l’inverse n’y figurent pas, dont la présence pouvait paraître plus évidente mais dont les livres ne participaient pas avec la même acuité au mouvement que ce volume cherchait à mettre en évidence » (p. 26). 


À titre personnel on aurait aimé que des termes tels que « dérangeants » soient précisés, car, tout comme « vieilles lunes » ou « académismes », faute d’explicitation préalable, ils apparaissent avant tout comme des marqueurs ou des slogans. Et, deuxième point, que penser d’une démonstration qui, pour les besoins de sa thèse, passe sous silence ce qui menacerait de l’infirmer, en l’occurrence l’existence et la pratique d’un nombre de poètes assez conséquent ?


Ce sont peut-être là les limites de l’ouvrage. 


À noter également, une persistante métaphore militaire, ou belliqueuse, parcourant l’ouvrage : la poésie y est vue comme un combat (entre écoles poétiques ?), où voisinent les tenants de la grande « révolution moderne », les adeptes prudents des « positions de repli », les membres de « cercles de résistance », les « solitaires », les tenants d’un « retour au calme ».

 

Ce disant, toujours à titre personnel, dans le désordre, et en demandant pardon aux oubliés et aux oubliées, on déplore l’absence, ou quasi-absence d’Antoine Emaz, de Bernard Mazo, de Tristan Cabral, de Charles Juliet, d’André Velter, de Jean-Michel Maulpoix, de Richard Rognet, de Bernard Vargaftig, de François Cheng, de Georges Bonnet, etc., qui participent également de l’aventure poétique des soixante dernières années. Une vie d’homme adulte.


Ne semble-t-il pas préférable, en effet, d’accorder à celles et ceux que, faute de mieux, on qualifie de « poètes/ses », une pleine et entière liberté de conscience en matière de création, et de s’en tenir à une législation simple : le poète est toujours doublé d’un critique, comme le disait déjà Baudelaire.

 

Bien évidemment, il est inévitable qu’une entreprise telle que celle menée par Yves di Manno et Isabelle Garron suscite des désappointements de cet ordre. Le lecteur y recherche la consécration de ses auteurs favoris et s’impatiente face à ce qu’il peut considérer comme des injustices. L’ouvrage formera volontiers un diptyque avec l’Anthologie de la poésie française du XXsiècle (tome 2), parue en 2000 en Poésie/Gallimard.

 

De fait, le portulan définissant de nouvelles terres a le mérite de poser sur le papier le tracé de celles-ci, un tracé destiné à évoluer, à se fixer dans le temps, lorsque les caps, les criques, les isthmes et les golfes seront mieux connus, ainsi que les courants qui travaillent ces terres nouvelles en profondeur. Mais sur ces cartes anciennes apparaissent aussi des monstres et des chimères, voire des terres inventées, dont il importe alors de vérifier l’existence. Certains points de la carte, où l’on pensait trouver de vagues collines, dévoilent de somptueux massifs ; là où on pensait que s’arrêtaient les terres se dévoile la deuxième partie d’un vaste continent.

 


Didier Gambert

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