Didier Gambert a lu
Jamais elle ne voit son visage
de Yann Dupont
(Christophe Chomant éditeur,
69 p., septembre 2020, 14 €).
Même si l’on ne peut en aucun cas ramener totalement la création d’un poète à des circonstances déterminées, factuelles, celle-ci ayant sa source chez l’auteur lui-même, dans ce qu’il a de plus profond, de plus enfoui, on se fera une idée de ce qui a déclenché l’écriture du livre de Yann Dupont en parcourant le site du MuMa du Havre (Trine Søndergaard - Still | MuMa Le Havre : site officiel du musée d'art moderne André Malraux (muma-lehavre.fr).
Yann Dupont écrit et publie (poésie et écrits de fiction) depuis une petite dizaine d’années. Il nous donne à lire, avec son recueil, une rêverie trouvant son origine dans la création d’un autre artiste, la photographe danoise Trine Søndergaard. On peut regretter, toutefois, à titre purement personnel, en songeant au beau livre, au bel objet qui en aurait résulté, qu’il n’ait pas été possible de procéder à une édition regroupant textes et photos. Le résultat aurait sans doute été saisissant.
De fait, palliant l’absence de l’image, l’auteur donne à voir, en quelque sorte : « Toujours il fait bruit / Dans les murs qui cloisonnent / Je n’entends que la tourbe des voix / Étranglées / Un souvenir peut-être » (p. 7). Et à entendre, et à rêver. L’écriture, volontairement simple, ne cherche pas à multiplier les images, se veut comme une espèce de « compte-rendu » de rêverie, cette alliance de mots soulignant le fait qu’une sorte d’exactitude préside à la mise en mots des rêveries sur le papier, ou l’écran d’ordinateur... On imagine que la réflexion procède de la chose vue : ces décors de manoirs, ces enfilades de pièces abandonnées où sédimente le temps. De fait, on a beau jeu d’évoquer « la tourbe des voix », un peu comme chez Rabelais où, dans Le Quart livre, résonnent des « paroles gelées ». La tourbe, en effet, nécessite un temps considérable pour se constituer, comme ces voix anciennes, prisonnières d’un lieu, qui ne demandent qu’à résonner, ou murmurer, en sourdine, pour de modernes oreilles.
Le temps passé constitue donc la matière première du recueil : « S’écoule lentement / Un silence scandinave / À travers la poussière / D’un rai de lumière / L’empreinte d’une vie / Se lit sur le lichen / À l’aune carcéral / De l’oubli minéral » (p. 45). La « poussière », les « rai[s] de lumière », les « lichen[s] », tout montre qu’ici se déroule un processus de fossilisation, peut-être souligné par la proximité phonique de « carcéral » et « minéral ». L’oubli formerait-il une prison, un invincible sarcophage de pierre ? Quant au « silence scandinave » on comprend aisément que les atmosphères, les lumières, tiennent quelque chose de la géographie, qu’elle soit physique ou simplement rêvée.
Le temps semble bien constituer la matière première de la méditation. « Le temps amnésique / entre ces murs peints en blanc // Qu’il se soit arrêté / ou qu’il n’existe pas // (tout simplement)// Justes (sic)des portes grandes ouvertes / Pour tenter de le remonter / Des ouvertures qui rétrécissent / Dans la profondeur de la perspective » (p. 37).Le temps s’exprime dans l’espace, sans doute au moyen de ces « portes ouvertes » sur une perspective qui donne l’impression de s’étrangler, prise dans le réseau de ses lignes de fuite. De fait, l’emploi d’un terme abstrait (la perspective) suscite par son incomplétude, son absence de pesanteur, de réalité, une sorte de malaise chez le lecteur.
Le poète est ici celui qui traque les signes des présences disparues : « Monochromes les murs / Dépourvus de désir / Seuls quelques lambeaux / De papiers polychromes / Murmurent les plaisirs / D’une vie antérieure » (p. 32). Subtilement se construit une espèce de paysage intérieur, doublement médiatisé, par le travail de la plasticienne, d’abord, par les mots de l’auteur, ensuite.
Dans ce décor, apparaissent des femmes, souvent vues de dos, comme on peut le voir sur le site du MuMa, où elles portent d’étranges coiffes, présentées comme traditionnelles, qui acquièrent la majesté de la chose représentée en peinture.
Commençons par le texte qui donne son titre au recueil : « Jamais elle ne voit son visage / Dans les reflets du miroir / Elle n’entend que le crissement / De la neige sur sa nuque // Parfois les couleurs de sa coiffure / Au détour d’un couloir / Toujours le vide à l’intérieur » (p. 17). Sont-ce là des figures de l’absence, que le mot danois « nakke », désignant le cou, peut-être la nuque, fige dans un refus perpétuel du visage ? Au « jamais » de l’absence de visage, correspond, en écho, le « toujours » du « vide à l’intérieur ». On nous donne donc à (ne pas) voir des êtres (é)vidés de leur substance, et toujours muets. On relève encore cette absence de visage dans le reflet que, dans un autre poème, renvoie la psyché : « Maintenant c’est la lune qu’elle voit / Quand elle se mire dans sa psyché / Aussi fragile que la blancheur de sa peau / Aussi fébrile qu’un bonheur parti trop tôt » (p. 21). Il y a quelque chose de la poésie et de la peinture baroques dans cette représentation de la fragilité, de la fugacité, du blanc lunaire de la peau.
Ce sont là des présences-absences dont le poète ne cesse d’interroger le mystère : « Elle ose imaginer un châtaign[i]er / Un automne au milieu de la pièce / Comme pour rompre la monotonie / De ces nuits plongées dans l’atonie » (p. 36), ou encore « Elle s’élève sa voix / Certains soirs / Où elle n’a pas le choix // Elle dénude son épaule / Alanguie sous un crucifix / La main sur son sein // Elle passe d’un chant divin / Au plaisir de la chair » (p. 38).
Yann Dupont n’explicite pas, évite les figures de la poésie, pratique une écriture descriptive et évocatrice, approfondit un mystère.
Demeure toutefois, à la fin, le regret de ces images évoquées, que l’auteur fait parler, en quelque sorte, nous donnant l’impression d’une incomplétude : on nous évoque quelque chose dont la vue nous est refusée. Le poète nous convie alors à un travail de recréation et, partant, de création. Bel exemple de création en miroir, d’appropriation par le rêve.
Didier Gambert
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