Didier Gambert a lu Franck Venaille, La Descente de l’Escaut (Obsidiane, 1995 ; Poésie/Gallimard, 2010).
Restée longtemps confidentielle, l’œuvre de Franck Venaille, initiée au début des années soixante avec Journal de bord I et II (1961 et 1962, ouvrages introuvables désormais car reniés, recherchés et détruits par l’auteur, selon la légende) et Papiers d’identité (1966), semble accéder à une audience bien plus large avec La Descente de l’Escaut, publié d’abord en 1995 par Obsidiane. L’argument de ce recueil, qui est une sorte de Voyage d’hiver contemporain (voir la chronique de juin 2020, Lichen n° 49), est lié au thème de la maladie. L’auteur vient d’apprendre, à ce que l’on dit, qu’il est atteint de la maladie de Parkinson et entreprend — pour se guérir ?, pour se connaître ?, par défi ? — un voyage que l’on peut, sans galvauder le terme, qualifier d’initiatique, un voyage qui va le conduire de la source de l’Escaut, en France, dans les collines de l’Artois, jusqu’à l’embouchure du fleuve, au-delà d’Anvers, en terre flamande.
La maladie est présente dès les premiers mots du recueil : « Quand tremblement l’agite / vite ! // Médicament / qu’on sort. Hors ! // […] Tentation du dimanche / Quand la main s’enmouvemenche » (Poésie/Gallimard, p. 19). Et très vite, ce malade se met en marche : il devient, selon sa très belle expression, le « marcheur d’eau » : « Le marcheur d’eau / Il étreint le froid / Il étreint le vide // Il a peur du vide // Craint de ressembler aux joncs / Il guette le vide // le givre avec sa tête de mouton // l’enserre et le cerne […] » (p. 21). Et voilà le narrateur lancé dans un voyage horizontal, sur les terres basses, à fleur d’eau, avec, sans cesse présente, comme une hantise de l’engloutissement.
Ce départ a été précédé, ou immédiatement suivi, car la chronologie n’est pas précisée, par une première descente à la source de l’Escaut : « Ô nous devons partir à la recherche de nos morts, de notre moi enfoui si gras dans la terre qu’il geint […] Ici, c’est juste un souterrain d’où suinte l’eau blanche encore, la blessure première. Source ! Des marches à descendre. Une pierre rouge qui, jamais, ne déteint. Nous nous regardâmes. Déjà je savais qu’entre nous la ressemblance serait grande. Et j’eus peur » (p. 23). On note la ressemblance évoquée par le narrateur : la source produit un effet de miroir et d’identification. Pourquoi pas d’échange ? De ce moment de contemplation naît un long texte en prose, une méditation sur l’origine et sur la fin, peut-être sur l’inévitable perte de la pureté, puisque, comme on le constate en lisant la suite de l’ouvrage, cette eau « blanche » est vouée, très rapidement, à virer au noir. Le fleuve comme une métaphore de la vie humaine, de toute vie humaine ?
Une méditation, donc : « Marcheur sentimental ! Te voici lancé près de ce qui n’est encore qu’une frêle rivière. Déjà rêvant de l’embouchure. Et de la bouche magique sort l’eau très pure que tu vas suivre et qui peut, et qui doit (n’était-ce pas écrit) à jamais te régénérer. Quel sera le secret de l’eau ? Quels livres anciens lire pour s’approprier la connaissance ? Me voici : juste et indigne, taciturne et sensible, instable terriblement ! Moi. Faisant face à la matière même de ce qui va devenir fleuve. Moi. Pour guérir un peu ! Prévenir la mer si lointaine que je me suis mis en route. Ainsi. L’homme et la fente se regardèrent-ils tandis que des corneilles lisent leur acte d’alliance dans la transparence de la source » (p. 23-24). Il y a là quelque chose de l’ordalie, semble-t-il, du jugement de Dieu, jugement dernier ? acte d’une nouvelle alliance ? avec les corbeaux en guise de colombes ? Le narrateur, Venaille, puisque l’identification joue ici à plein, est donc un « pèlerin de l’Escaut » comme ailleurs on peut l’être du Gange.
Pour finir, l’alliance se scelle lorsque « le marcheur plong[e] sa main malade dans l’eau de ce novembre de glace » (p. 25).
À partir de là se déploie le paysage d’un nord phantasmatique et réel. Les étendues plates que l’on imagine sont souvent des étendues closes de cauchemar : « Dans le corridor sombre / du fleuve // Mains contre les / murs Tâtonnant // Tu progresses vers la lumière sale // du terrain gras / Où courent les rats »(p. 32). La noirceur et l’enfermement semblent dans un premier temps caractériser un ensemble de scènes passées au noir. L’obscurité est omniprésente, celle d’un « Monde de peu de joie » (p. 26), celle d’un monde où dominent les sensations de la nuit : « Marcheur, ô sentinelle / qu’entends-tu de la nuit ? // Des crissements d’ancre Des / plaintes de granges ouvertes sur l’eau / […] Qu’entends-tu de la nuit ? Des cris ! / Des bris ! Des fureurs de bêtes somnambules ! » (p. 22). Le marcheur entend le fleuve vivre dans la nuit, exhaler les bruits énormes d’une profonde souffrance. Les sens exacerbés du marcheur, lors de sa pause de « Noctambule de la grande cérémonie nocturne » (p. 22), celui de l’ouïe en particulier, captent les plaintes du fleuve et de la nuit. Curieusement, c’est la guerre que l’on croit voir affleurer dans ces évocations, comme des images de pillages et de meurtres très anciens dont ces terres sont porteuses, depuis l’époque de la bataille des éperons d’or, du duc d’Albe et de l’occupation espagnole jusqu’à celles de la guerre des tranchées. Ainsi, à propos des guerres anciennes : « On distinguait les feux, les braseros brûler sur les deux rives / sans doute afin de signaler aux pillards que — vidés à la hâte — / les villages n’attendaient plus que d’être investis. // […] D’immenses projecteurs maniés avec dextérité par des soldats n’étant pas / croyez-le bien / n’étant pas de ce siècle-ci ! » (p. 77). Et encore, p. 57 : « Avec vous j’ai combattu les Espagnols ». Ailleurs il est question d’un « British Cemetery où, chaque aube, les morts reviennent s’allonger là où ils vécurent debout » (p. 35).
Telle quelle, La Descente de l’Escaut semble baigner dans l’encre de la mélancolie. Et d’ailleurs, cette boue noire qui se déverse chaque nuit dans les eaux du fleuve semble bien constituer un avatar moderne de cette bile noire des Anciens : « Chaque nuit, une invisible main déversait de la boue sur les berges du fleuve et, impuissant, corps traversé de spasmes d’angoisse j’assistais à ce lent travail, cet incessant combat d’une matière mauvaise et noire » (p. 28).
C’est en effet cela, La Descente de l’Escaut, mais c’est aussi une œuvre qui permet de mesurer à quel point les poètes sont des gens riches d’un rare savoir qu’ils se sont assimilé, patiemment incorporé : comme cela a été souligné dans la précédente chronique Venaille réinterprète Le Voyage d’Hiver : même intensité de la douleur initiale, même déréliction, même progression vers un but sans espérance, tout en faisant surgir, ici et là, la beauté, sombre mais pas toujours, des lieux traversés. On relève également la présence omniprésente de l’histoire de Pelléas et Mélisande, de Maurice Maeterlinck, mais aussi, Venaille ayant toujours clamé sa passion de l’art lyrique, celle de l’opéra de Claude Debussy. Le Marcheur rencontré au début de l’œuvre, celui qui « progresse dans les souterrains du château » (p. 24) n’est-il pas, en fin de compte, très proche de celui qui dit : « Je crois avoir l’âme à jamais blessée mais dans les sous-sols du triste château d’Allemonde pourrit celui qui demeure pour toujours le fœtus jumeau » (p. 120) ? Le château d’Allemonde, c’est, rappelons-le, celui du roi Arkël dans l’œuvre de Maeterlinck. Les deux frères qui, p. 73, « s’épient se / soupçonnent, se haïssent ! » ne sont-ils pas un peu Pelléas et Golaud ?
Pour finir, le marcheur, qui manifeste au passage sa sympathie pour les chevaux croisés en chemin dans les prairies du bord du fleuve, voit son horizon s’éclaircir : « Toutes les péniches descendent vers Gand ô / sur elles, se retourner, et parler à voix haute // Dire : soleil — immensité — calme des prés et / ce parti pris de la beauté : l’immuable, l’infi- // ni Mais pourquoi donc ces courbes du fleuve / dans une telle plaine semée de chevaux Qui // posent leur tête dans ma main Douceur sans âge / Puis, sur l’herbe, distinguer la marque des fers / de leurs sabots » (p. 69).
À noter : le travail de mise en page effectué par le poète, encore plus visible dans l’édition réalisée par Obsidiane : Venaille compose de grands textes en prose, d’autres en vers libres, d’autres en prose à double interligne, d’autres encore déposés en bas de page, d’autres sous la forme de vers mono, bi-, voire trisyllabiques. Le tout étant organisé en séries qui se répondent et se complètent, un peu à la manière d’une partition.
Didier Gambert
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