Didier Gambert a lu :
Vigile de décembre, recueil de Françoise Morvan (éditions Mesures, 2019).
Dans Vigile de décembre, Françoise Morvan conclut un cycle intitulé Sur champ de sable, qui forme un ensemble de quatre recueils : I, Assomption, II, Buée, III, Brumaire, IV, Vigile de décembre. L’éditeur précise que chaque volume peut être lu « indépendamment, ou, si l’on préfère, en miroir ».
Ce qui frappe en lisant ce recueil — que l’auteure nous présente comme un récit, un récit fragmentaire par conséquent, puisque chaque poème en constitue un moment — c’est une extraordinaire sérénité d’image de vitrail. La fiction, puisqu’il s’agit de récit, est celle d’une maison morte, à l’odeur de « plâtre humide et de vieux papier peint », que l’on viendrait revisiter par temps d’hiver afin d’en dresser un minutieux inventaire pouvant parfois évoquer celui d’un cabinet de curiosités, avec ses objets étranges et oubliés, mais aussi avec les secrets qu’ils délivrent : « Lorsqu’on entre à l’aube dans la maison vide / Le long souvenir des amis perdus / Forme un écran de soie tendu sur le jour / Où vont sans être vues les formes des fantômes » (p. 9). La première partie du recueil, nommée « Retour », met en scène, à travers l’évocation d’objets familiers, tous endormis, les retrouvailles avec le lieu. Se succèdent ainsi, comme dans un fouillis, « l’horloge », un « globe » (« Où la cire a durci sur les fleurs d’oranger / La lune a des clartés de glace / Et la couronne bleue sous son globe de verre / Garde en recel des reflets d’Hellébore » p. 19), des « draps », une « armoire » qui « affronte en taureau de forge / Le froid des nuits d’hiver // Mais geint pour s’ouvrir / Mi-fourbe et faible » (p. 25), un « coffre » : « Le beau verglas des coffres / Leur bois glacé de cire / Montrant des fleurs de lierre / Égal et noir comme un verre à moirures » (p. 25). Chaque objet fournit l’occasion d’un moment d’attention délicate, sensible. Ce lieu, manifestement, est riche d’histoires, d’une mémoire longuement sédimentée.
La composition de l’ensemble obéit à une progression chronologique. À la partie intitulée « Retour » (p. 9-34), succède la période de « l’Avent » (p. 39-63) ; « Vigile » (p. 67-93), qui donne une partie de son titre au recueil, évoque la période de Noël. Apparaissent ainsi, successivement, les protagonistes de la crèche : le bœuf, l’âne, Joseph, Marie, le mage, personnages auxquels succède une « Adoration », etc. Le recueil se conclut sur une partie portant le beau titre de « Lune d’hiver ».
De fait, Vigile de décembre apparaît comme une célébration de l’hiver, des hivers anciens, le tout baignant dans une atmosphère de blancheur de neige et de légende intemporelle. La présence, dans une église, d’une « paysanne en habit de velours et de martre » évoque, par ressemblance, la silhouette d’un haut personnage (s’agit-il du poète du même nom ?) de l’époque médiévale : « Comme au décours des temps de guerre / Le prince d’Orléans éveillant les échos / De voûte en voûte et s’éloignant vers la nuit noire / Velours sans deuil exil royauté taciturne / Fourrure happée de brume une ombre hors de ce monde »(p. 47). Aux figures historiques se superposent celles de créatures surnaturelles : « Chuchotement des gnomes dans la salamandre / Secrets qu’ils s’échangent poussant des soupirs / Hâtifs furtifs les joues rouges d’énervement / Et s’il s’agissait de la marche du monde[…] »(p. 88). Il y a là, pourrait-on penser, quelque chose de l’univers d’Aloysius Bertrand, et peut-être, de la part de l’auteure, consciemment ou non, un hommage discret. Évoquée ici, la « salamandre » finit par conclure le recueil, associée à l’étrange figure, mentionnée par deux fois dans l’ouvrage, et sans doute symbolique, du « Juif errant » : « La cendre dans la salamandre / Couve un chardon de tisons fins / Prêt à se fondre en poussier d’ombre // Traînant ses grands souliers de fer / Le Juif errant traverse le ciel gris / Haillons de brume au vent » (p. 122).
On se demande en outre « qui parle » dans un recueil où la voix narrative semble extraordinairement absente. Peut-être la voix de l’auteure affleure-t-elle dans une constatation amère : « Cinquante ans plus tard / La même amertume / vient à voir noircir le rouge amolli » (p. 76). Il s’agissait-là d’évoquer le « pétale de coquelicot [dont on] / fait un tablier minuscule / À la fée en sabots du loch ». On devine que les impressions de l’enfance constituent une part majeure de l’évocation qui se construit peu à peu : la période de Noël (Vigile) est associée à la magie des coffrets de fruits confits présents dans plusieurs textes : « Le coffret marron clair contient des fruits confits / Disposés dans leurs papiers blancs / Comme des trésors voués à Noël / Qu’abriterait le cuir damasquiné » (p. 79). Une des proses du recueil, portant le titre d’« Aiguilles », met en scène un personnage féminin (« elle ») en train de rassembler et brûler les aiguilles du traditionnel sapin : « Les aiguilles du sapin se sont glissées dans les rainures du parquet. Elle les prend à l’aide d’un vieux canif et les assemble en petits tas. Parfois, l’une des aiguilles reste plantée au bout d’un doigt. Elle l’enlève. Chaque pincée d’aiguilles sèches, elle la jette d’un coup sec sur la braise. Le feu grésille. On croirait une poêle dans laquelle on mettrait du beurre à rissoler » (p. 80). Une part du prix de ce recueil provient de l’importance accordée aux sensations : l’aiguille de sapin qui se fiche dans un doigt, le grésillement de celles que l’on jette sur le feu. Ce sont sans doute des impressions d’enfance restées vivaces, que réactive le retour dans la maison. Peut-être aussi peut-on déceler certaines peurs anciennes dans le poème « Angoisse » : « Des grondements de voix la nuit / Creusant la chambre entre ses murs / Comme on taraude un bois dans son écorce / Ouvrent les terriers noirs du rêve » (p. 90). L’enfant semble parfois, « à travers le mica cerclé d’émail » (d’un poêle ?), assister en témoin caché, et peut-être apeuré(e), ou émerveillé(e), à un colloque de gnomes assis parmi les flammes (p. 88).
L’hiver est la saison de la rigidité : « Quand le feuillage est raidi par le gel / Le gros craquement du bois de coffrage / semble arraché à la carcasse de la terre // Et les os mal broyés s’écrasent / Pris dans la pâte ensablée du ciment / Dont la masse obscure a déjà remué […] » (p. 53). Les glaces, les neiges, sont omniprésentes. La lune d’hiver éclaire un décor figé dans le froid : « Ses talons cloutés tintent sur la pierre / Le fer fait éclater la glace / Le ciel est noir sous la blessure / Et l’étoilure est bleue de lune » (p. 107). Françoise Morvan semble avoir voulu recréer l’atmosphère d’un très ancien passé, enfoui dans le songe et la mémoire.
Pour finir, on est sensible à l’articulation ferme que manifeste cet ensemble de textes. Les quatre vers ouvrant le recueil sont, de ce point de vue, presque emblématiques d’une attention portée à la matière sonore du langage : « Le cri du grèbe et le roseau creusé / Sur la grève ouverte ou le gravier d’eau / Comme au travers d’un cristal de sulfure / Rendent l’hiver plus tendre et plus fragile » (p. 9). Assonances, allitérations, renversements phoniques concourent à la puissance évocatoire de nombre de ces textes qui se donnent en quelque sorte, non pas à dire, mais à croquer. Il y a quelque chose qui tient de la maîtrise dans l’art de choisir, de peser et d’équilibrer les rapports des mots entre eux. Les sonorités, les rythmes contribuent à donner du corps à ce qui apparaît, au fil de la lecture (et de la relecture) comme un encouragement à rêver et à se souvenir.
Le recueil est en outre accompagné d’un certain nombre de poèmes imprimés en italiques, poèmes d’époques diverses où la poésie de l’époque baroque se taille la meilleure part. « Circé et le paon » — association de mots qui fournissait à Jean Rousset le sous-titre de son ouvrage La Littérature de l’âge baroque en France — apparaissent plusieurs fois dans Vigile de décembre : « Circé, le paon, l’œil miroitant, les myriades d’yeux quand le regard manque. Happé par le vertige de l’apparence, on glisse comme au fond d’un palais de glaces, sous la moirure des formes, sous la glaçure qui les dissimule, vers le cœur noir, l’antre secret, la mort » (p. 49). La référence, par deux fois, au « Château du souvenir » de Théophile Gautier (Émaux et Camées), fait indéniablement écho à la maison qu’explore méthodiquement le recueil de Françoise Morvan. En choisissant de rattacher sa création au « grand passé », celle-ci nous rappelle qu’elle a traduit les Laisde Marie de France, s’est intéressée aux créatures de l’imaginaire breton, à la « rumeur des âges » (p. 18), expression renvoyant certainement au poète Rilke.
Ce recueil invite donc à une lecture patiente, méditative, vigilante aussi, dont le lecteur se trouve récompensé, comme enrichi. Jamais forcée, toujours précise, l’image s’imprime dans l’esprit. Il en va ainsi du poème « Scirpes » : « Traçant des ajours qui s’effilent / Les ciseaux acérés des tiges / Incisent d’argent le ciel verglacé » (p. 99).
Pour poursuivre la découverte, on peut consulter le site de Françoise Morvan : http://francoisemorvan.com/poesie/sur-champ-de-sable/
Didier Gambert
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