Chronique Didier Gambert, Dominique Boudou, Mis pasos son mis versos / Mes pas sont mes vers, éditions Tarmac, décembre 2023, 130 p., 23€. Ouvrage préfacé par Grégory Rateau, avec la participation de Miguel Ángel Real, pour la traduction en Espagnol de la préface..
Dominique Boudou, qui a publié, depuis 1995, aussi bien des romans que des recueils de poésie, dont, récemment, un ouvrage consacré à Bordeaux (Choses vues dans Bordeaux et ailleurs, Aux cailloux des chemins, 2021), donne à lire, avec cet ouvrage bilingue, ce qu’on pourrait considérer comme un livre rare. En effet, Dominique Boudou, qui, en 2007, si l’on se réfère à l’article Wikipédia qui lui est consacré, a traduit en français « le premier recueil du poète espagnol Raul Nieto de la Torre, Pas perdus dans des rues vides », s’essaie à une écriture d’un genre nouveau. Il explique dans un court préambule que l’usage de l’Espagnol, qui n’est pas sa langue maternelle, mais « une autre voix venant d’ailleurs dans [son] corps, moins craintive, plus audacieuse pour livrer quelques secrets de la vie » permet peut-être de conjurer le sortilège de la « langue de la mère [qui] empêche de dire ce que l’on tait » (p. 17).
Le recueil, nous dit-il, a d’abord été écrit en Espagnol, avec des mots simples, ceux d’un locuteur qui pratique la langue, mais n’en fait pas sa profession : « avec le peu de vocabulaire qu’ [il] connaî[t] de la langue espagnole ». Il ajoute avoir ensuite procédé à la traduction, ou plutôt « l’adaptation » des poèmes en Français, prenant « des libertés [qu’il ne se serait] pas permises si [les] vers n’avaient pas été les [siens]. »
Voilà qui prépare à une expérience de lecture singulière. Comme le relève Grégory Rateau dans sa préface, le lecteur est amené à lire un « court recueil construit en miroir, deux rivages superposés, une frontière ici abolie » (p. 7).
L’expérience est d’abord de l’ordre du son. Les idées, les images, bruissent différemment dans les deux langues, composant une réalité distincte. L’opacité relative attachée à l’usage d’une langue seconde, permet peut-être, sans jeu de mots, d’accéder à des états eux-mêmes « seconds » de l’émotion et de la pensée. Ce qui ne se dirait pas dans une langue se dit dans une autre ; la traduction n’a plus alors, acte neutre, dépassionné, qu’à ramener dans le filet de la langue originelle ce qui a été pensé et éprouvé dans l’autre.
On a le sentiment très net, en lisant le livre, que Dominique Boudou nous convie à un parcours de vie. L’enfance semble très présente, avec ses émotions particulières, inoubliables : Je me souviens que le ciel touchait la terre / Comme une feuille sur une autre feuille / Et que mon chemin s’effaçait / Je me souviens que dans les arbres / Un silence m’effrayait / Et je ne pouvais m’en échapper / pas même dans le chant des oiseaux (p. 41). Ce qui donne en Espagnol : Me acuerdo que el cielo tocaba la tierra / Como una hoja sobre otrahoja / Y que mi camino se borraba / Me acuerdo que había en los árboles / Un silencio que me asustaba / y no podía escaparme / Ni siquiera en el canto de los pajáros. Ces impressions d’enfance constituent une des matières primitives de la poésie dans la mesure où elles cherchent à exprimer quelque chose de quasi indicible, qu’elles en appellent en quelque sorte au pouvoir des mots.
On rencontre parfois de charmantes « épiphanies », pour reprendre un terme que Joyce appliquait à des scènes ou images qui surgissent, s’impriment, frappent par leur vertu émotionnelle et poétique : Un drap gonfle / Devant une fenêtre ouverte / Finir le chemin du jour avec cette image / De tissu blanc (p. 51). Le drap se fait symbole (voile se gonflant pour de lointains départs, page que sa blancheur défend ?) pour le passant, pour le marcheur qu’est de toute évidence le poète dans un recueil posant dans son titre une sorte d’équivalence entre les pas et les vers.
Dominique Boudou, déroule en outre une sorte d’ « art poétique », dans la mesure où revient plusieurs fois l’idée selon laquelle il se fait le chantre mots et des choses simples : « Une flaque au bord du chemin / parle davantage que les semailles des étoiles » (p. 27) ; Je ne suis pas le poète des jolis mots / Comme tapis ou chèvrefeuille / Je ne suis pas le poète de l’horizon / qui regarderait l’humanité agoniser / Dans son puits fermé / Je suis poète si je le suis /Du dégoutant et du sale / Dans la langue comme dans le corps (p. 31) ; Le visage d’une femme / Penchée à sa fenêtre / Décorée de pots de fleurs / cette image pauvre / De la vie quelconque / Sur un fond de silence (p. 117). Le poète nous invite à partager des visions simples, qui se sont imprimées dans la mémoire, qui finissent par faire l’étoffe d’une vie entière.
Car c’est bien de vie qu’il s’agit, mais aussi de mort. La mère est très présente ; elle est à l’origine de toute chose. Cependant, par quatre fois, comme un Memento mori, revient l’écho insistant d’un poème commençant par Quand je serai mort (p. 45, 75, 101, 121), dans lequel sont orchestrées de subtiles variations sur le thème de l’amour et de la femme aimée.
On l’aura compris, Dominique Boudou nous donne à lire un recueil sensible et touchant dans lequel s’exprime une expérience humaine qui connaît sa valeur, ainsi que sa fragilité.
Quand je serai mort
J’écrirai un poème d’amour
Sous le ciel du lit
Avec ses corps tordus
Un poème plein d’envies
Mais mon aimée aura perdu
Son odeur
Né en 1963, Didier Gambert est spécialiste de littérature du XVIIIe (thèse soutenue en 2008, publiée en 2012 chez Champion) et a publié quelques ouvrages dans ce domaine. Il a d’abord pratiqué l’écriture poétique de manière intermittente, puis de façon très régulière ces dernières années. Certains de ses textes ont illustré une exposition de photographies de Bérénice Delvert, intitulée Métaphysique de l’Océan (La Grange aux arts, Champniers, près d’Angoulême). Présent, en tant que poète, dans les n° 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 43, 45, 47, 49, 50, 51, 59, 60, 61 et 62 et en tant que critique dans les n° 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 65, 66, 67, 68, 70, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 84, 88, 89, 90, 91 et 92 de Lichen.
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