Note de lecture

 

Didier Gambert a lu Conspiration du réel, de Grégory Rateau (éditions Unicité, 82 pages, 13 €).

 

« La vieille d’en face me comprenait / elle m’a vu évoluer entre les branches / bachoter mes crimes / badigeonner son linge blanc de cerises à craquer / puis prendre la fuite » (p. 37). En outrant un peu l’interprétation, en cherchant à donner au détail une valeur exemplaire, en forçant le trait, on pourrait dire que la poésie de Grégory Rateau dans Conspiration du réel, premier recueil publié par l’auteur, peut tenir dans ces quelques vers. En le lisant, le poète nous apparaît pris dans un double, ou triple (voire davantage ?) mouvement de fuite, d’arrachement mais aussi, parallèlement, de rétrospection douloureuse, parfois humble, voire humiliée. Cette idée, on la retrouve exprimée dans le poème « Loin » : Je trace depuis toujours mon sillon / le plus loin possible / du lieu-dit / celui de ma naissance / le centre de mon centre / autour duquel l’ego se positionne » (p. 68). À partir de là, un mouvement circulaire veillera à maintenir un équilibre entre des forces centrifuges ou centripètes, c’est selon, entre le désir de l’ailleurs et de la liberté et la crainte des pesanteurs et de la chute.

 

Conspiration du réel c’est aussi comme le compte-rendu, le constat de visions et de désirs d’absolu(s). On y trouve en bonne place la figure mythique de Rimbaud, d’abord en épigraphe à la dernière section du recueil, celle où apparaissent les villes de Beyrouth, Katmandou, mais aussi, sans qu’elle soit nommée, la Lisbonne de Pessoa, ouverte aux ailleurs, tout comme le poète aux hétéronymes a su se faire autre(s).  La figure de Klaus Kinski mentionnée dans « Le Cinématographe » rappelle le rêve amazonien du film Fitzcarraldo. Et Grégory Rateau de conclure, en forme d’identification au rêveur fou : « Moi aussi j’ai un grand projet, une vision / Traverser les terres incultes / me perdre dans les horizons blafards / me noyer dans les espoirs du couchant / et renaître à la lumière / loin, très loin de cette ville / où mes pas sont englués / mes rêves figés dans ceux des autres » (p. 64-65). Le recueil trouve en outre son titre dans le poème qui suit (p. 66-67), où la « conspiration du réel » s’oppose aux rêves qu’a pu former le poète : « J’aimerais m’embarquer / dans la douceur de ce large / sans nom, sans destination », ou encore « Abattre les voiles / me dresser face au réel / déjouer cette conspiration / les proches, les envieux, les faux-amis ». Dans cette quête de l’Ailleurs on devine bien des arrachements.

 

Parmi ceux-ci, sans doute faut-il mentionner les lieux de l’enfance. On pense alors au poème « À vendre » où apparaissent sous forme d’inventaire des images du passé : « Je décrypte quelques hiéroglyphes sur le tapis / comme mon bureau qui devait se trouver là / dans ce coin vide / ou sur ces quelques planches Ikea / je me réinventais une vie » (p. 38). À noter également, lapidaire, la formule suivante : « L’enfance s’arrête ici » (p. 37).  On devine également, de cette enfance, l’évocation d’un passé scolaire marqué par une forme de meurtrissure : « J’accroche mon ombre au pupitre / retiens la sonnerie / impossible d’arrêter le clairon / les corps qui se tannent / la violence de tous ces regards » (p. 45). L’univers scolaire est perçu comme carcéral et violent, et cela est perceptible dans plusieurs poèmes. Toutefois, dans « Ne plus être une pierre », auquel appartient l’extrait précédent, il y a quelque chose, semble-t-il, du déchirement de certaines amours adolescentes, marquées du sceau de l’impossible : « être pierre / jusqu’à ce que tu me remarques / distingues en moi ce que je ne vois pas / Entendre ta voix / Se sentir observé / Créature pathétique / mais créature désirée / Chercher en vain des signes » (p. 45). Tout est contradictoire dans l’univers que dépeint Grégory Rateau, à l’image de la vie même : la cruauté de l’univers scolaire (« La dictée », « Ne plus être une pierre », « Le piquet ») est contrebalancée par ces fragments d’idéal qu’incarne l’amour : « De la leçon / il n’en a que faire / il préfère délirer / sur la petite Audrey / ou la Vanessa / au choix » (p. 39).

 

Mais, pour reprendre une question qui eut un certain succès en son temps, d’où nous parle le poète ? Épris d’ailleurs, et peut-être en pensant, consciemment ou inconsciemment à son illustre prédécesseur, auteur des Tristes, le poète a élu une terre qui fut terre de souffrance pour le poète Ovide, exilé au pays des Gètes et des Sarmates, au bord de la Mer Noire : la Roumanie. Les noms de Bucarest, Brla, Tiganesti circonscrivent les lieux où le poète s’est retiré, et peut-être mis en scène, tant l’écriture s’accompagne parfois d’une forme de geste singulière propre à illustrer la constitution d’un mythe personnel. Grégory Rateau, endossant la posture de l’exilé – volontaire – invente un nouvel exotisme au pays de Cioran, Ionesco, Mircea Eliade : « J’ouvre les yeux un peu troubles du songe / la rumeur du jour pique à vif / kaléidoscope rétinien / d’ombres roumaines striées de veines / passage du noir au rouge / puis les piaillements amis / le cahot des charrettes » (p. 24). Ces yeux qui s’ouvrent, s’ouvrent sur un ailleurs. Ces « ombres roumaines » inaugurent un éveil, peut-être une nouvelle vision. Et pourquoi pas la naissance à la poésie de celui qui se présente comme « Celui qui toujours se planquait / entre deux sonneries de récré / et qui affiche à présent / sa casquette et son cuir d’aventurier / comme autant d’accessoires / de pastiches du théâtre mourant » (p. 31). Une dimension théâtrale n’est donc pas totalement absente de ce théâtre de métamorphose personnelle qu’est, dans une certaine mesure, Conspiration du réel.

 

Le tout, dans une langue simple, éloignée de toute convention universitaire et savante, de toute école, libre en somme, comme se voit et se veut le poète.

 

Didier Gambert

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