Note de lecture

 

Didier Gambert a lu Le poème des morts de Bernard Noël (Fata Morgana, 2017).

 



En septembre 2017, Bernard Noël (1930-2021) publiait un mince recueil nommé Le poème des morts. Composé de deux parties distinctes (Tombeau de Lunven et Le poème des morts, qui donne son titre à l’ensemble), l’ouvrage renouvelle en quelque sorte le motif de la « danse macabre », qui, en temps de peste et de guerre, connut son apogée au XVsiècle, époque de François Villon et de Charles d’Orléans. L’expression apparaît d’ailleurs dès le début du deuxième « poème » : « quand a commencé la danse macabre […] savais-tu déjà ce que tu ferais » (p. 12).


La première partie comprend onze textes, la deuxième vingt-et-un. Dans les deux sections, Bernard Noël a adopté une forme dont on peut dire qu’elle rend hommage à la poétique médiévale : le poète a choisi le décasyllabe, vers qu’affectionnaient les deux poètes nommés plus haut, et a compacté sa matière poétique dans un nombre fixe de vers : vingt-et-un à chaque fois. Il n’a pas été, toutefois, jusqu’à faire usage de la rime, mais a relevé la gageure de couler sa réflexion dans une forme contraignante.


Il s’agit également d’abord d’un hommage, ou d’une série d’hommages rendus à des disparus, qui, semble-t-il faisaient pour certains partie du cercle amical du poète. Tous (voir le poème 8, p. 18) se sont suicidés. François Lunven, peintre, s’est défenestré en 1972. Bernard Noël évoque également, à la suite, les noms, ou les figures de Unica (Unica Zürn, 1916-1970), Réquichot (Bernard Réquichot, 1929-1961), Deleuze (Gilles Deleuze, 1925-1995) et Vuarnet (Jean-Noël Vuarnet, suicidé en 1995), qui encadrent en quelque sorte la figure du disparu, deux l’ayant précédé dans la mort, deux autres ayant disparu plus tard. 


Le poète évoque longuement, sans fioritures, en renonçant à l’ornementation « poétique », le corps supplicié de son ami Lunven : « la terre à présent a mangé ton corps / ta viande en bouillie autour de tes os / ta jeune énergie devenue charogne / ta tête cassée comme un œuf pourri » (p. 11). On reconnaît ici la manière de l’auteur d’Extraits du corps. Retenant en quelque sorte la leçon d’ « Une Charogne » de Baudelaire, le poète multiplie les représentations matérielles et dérangeantes. Il s’agit d’évoquer une matière organique, réduite en bouillie, que le spirituel a déserté. Peut-être même peut-on penser aux représentations médiévales de la mort, telles que le Transide Bar-le-Duc.


Le poète s’interroge sur l’événement en lui-même, sur ce qui l’a précédé, sur le moment (la danse macabre) qui a décidé de l’issue fatale. Le poète imagine ainsi ce qui a saisi son ami : « l’envie d’apaiser un cerveau furieux / un trop plein de mots qui se bousculaient / puis soudain le calme et le testament / relu et posé sur la cheminée » (p. 12). Le poète se mesure ainsi à l’innommable, à cette prise de décision d’où découlent calme et résolution, et dit en quelque sorte sa difficulté à exprimer cette « chose » : « aucun moyen de la représenter / sauf à créer la charogne mentale / mais pas de mots assez avariés / pour singer justement la pourriture » (p. 13). L’art lui-même semble incapable d’exprimer l’indicible : « le pinceau veut en présenter l’état [du corps, du cadavre, de la chair] / il va d’une couleur à l’autre hésite / pense à puiser dans la gadoue sanglante / tâte du bout des poils cette matière / comme s’il délayait un peu de mort » (p. 33).


Le poète revient souvent sur cette impossibilité, sur l’insuffisance du langage face à l’horreur du corps mutilé dont on devine la blessure, sans la voir, à l’intérieur du cercueil : « toujours surpris qu’on répare les morts / nul ne les voit pourtant dans leur cercueil / tu as échappé à l’exposition / nous n’avons rien vu d’autre que ta boîte / rien n’indiquait ce qu’elle contenait / tes restes bien sûr mais sous quelle forme / un tas viandeux du déchet de cadavre / ou ton vrai corps tout reconstitué » (p. 15). L’horreur est plus cruelle d’être dissimulée au regard. Et tout alors paraît étrange, jusqu’au curé qui « semblait s’agiter ailleurs / et balançait en vain son goupillon » (p. 15).


En fin de compte la perte est irréparable : « la main et le sourire ont disparu / la voix aussi qui pénétrait le corps / même admirée l’œuvre ne suffit pas » (p. 21). Rien ne remplace un être aimé.

 

La deuxième partie reprend le même thème, peut-être celui de l’œuvre abandonnée : « une ombre qu’est-ce qu’une ombre / et cette porte en est-elle une ou pas / son battant ici n’a jamais battu / de l’autre côté l’inverse du nôtre / on jette là-bas l’encrier la palette / un peu de poussière et des silhouettes » (p. 25). Le mort, en effet, déserte son atelier. C’en est fini pour lui de ce qu’il affectionnait sur la terre, quelle qu’ait été sa tâche, main à plume ou main à charrue, ou à pinceau : « dehors le cri funèbre des mouettes / dedans les outils refroidis du mort / parquet taché et tables qui débordent / flacons boîtes bocaux chiffons pinceaux » (p. 35).

Le poète se livre également à une entreprise de désacralisation, et convoque les figures mythologiques de Charon, Anubis, Thot, ainsi que les représentations de l’imaginaire biblique : « on ne sait plus où était le Jardin / y trouvait-on un Barbu et deux arbres / était-ce un truc pour piéger l’innocent / une fable pour masquer l’origine » (p. 29).  Plus loin encore : « n’écoutez pas les rengaines fictives / pas de salut la mort définitive / à vous décourager des paradis / creusons chacun son trou dans le silence / et là-dessus une pierre muette / bien calculée pour le cul des passants » (p. 31). En quelque sorte l’obscure présence des morts, « graine oubliée des saisons » aurait écrit René Guy Cadou, sert d’assise au règne illusoire des vivants. Dans la mort, comme l’écrit le poète « tout est définitif » alors que « du côté de la vie rien[n’est] absolu » (p. 32).

Bernard Noël, qui n’est pas un poète de la joliesse et des petites choses, en vient, lui qui a rédigé un Dictionnaire de la Commune, à évoquer la violence des guerres, un peu à la manière des scènes de L’Iliade, mais aussi celle qui a entouré, dans l’Histoire, la répression, toujours cruelle, des actes de résistance ou d’insubordination, ou encore des mouvements sociaux : « tuer est le plaisir qui sert l’État / cet acte alors prend un tour très pratique / surtout quand lié au Renseignement / on peut en son nom arracher les yeux / casser les dents écraser le visage / mettre en miettes le corps de sa victime / tout sera justifié si elle crache / un ou deux noms avant son dernier souffle » (p. 37). Quoi qu’il advienne c’est le corps que l’on torture et que l’on mutile, que l’on annihile et dont on se moque : « pas de bandeau a dit le fusillé / je veux voir la mort arriver de face / et l’avenir soudain se raccourcir / le passé qui me tue n’est pas le mien / car sa vérité n’est pas mon affaire / mais le fusillé mord déjà la terre / le chef tueur donne le coup de grâce / le crâne éclaté répand le cerveau / le galonné pousse du pied ce reste / — Dire qu’il pouvait penser avec ça ! / fait-il avec un clin d’œil à la troupe / sûr d’avoir vaincu la révolution » (p. 40).


Ainsi, Bernard Noël, qui vient de disparaître le 13 avril de cette année (et cette note de lecture résonne comme un hommage), sans faire usage de la métaphore, à aucun moment, mais parfois des mots rares en poésie, tels que pouvaient en utiliser Villon, Baudelaire ou Lautréamont, des mots extrêmes, convie le lecteur à une sombre méditation, sur la vie, le néant qui la précède et lui succède, sur la tâche à accomplir, sur la cruauté des hommes, le règne de l’injustice. 

De la poésie grave, et belle.

Didier Gambert

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