Note de lecture

 

Didier Gambert a lu D’après nature, Poème élémentaire, de W. G. Sebald (Actes sud, 2007 pour la traduction), 15 €.

 

On connaissait W. G. Sebald (1944-2001) pour ses récits, souvent empreints d’une forme de tragique, dans lesquels il n’a eu de cesse d’interroger l’époque ayant précédé et entouré sa naissance. On y croise des figures de déracinés, d’enfants exilés à l’époque de la terreur nazie, juifs souvent, qui n’ont jamais réussi à faire le deuil de ce qui leur est advenu, de la perte essentielle qu’ils ont faite, et traînent un persistant malaise qui finit par former la matière même de leur vie. 


En publiant D’après nature, paru en 1988, Actes sud nous propose de découvrir une nouvelle facette de l’écrivain. On comprend qu’il a d’abord été poète, ce que confirme l’existence d’un choix de ses poèmes, publié en allemand (Über das Land und das Wasser, Ausgewählte Gedichte, 1964-2001). La poésie l’a ainsi accompagné jusqu’à sa mort, survenue au volant de sa voiture. Le titre retenu, que l’on peut traduire par Sur la Terre et sur les Eauxpoésies choisies, renvoie à D’après nature, poème élémentaire, qui fait l’objet de cette note.


S’inspirant manifestement de la peinture de la Renaissance allemande Sebald nous donne à lire, dans un récit poétique scandé en vers libres, une sorte de polyptique. Divisé en trois sections (« Comme la neige sur les Alpes », « …et que j’aille tout au bout de la mer » ; « La sombre nuit fait voile »), l’ouvrage aborde le destin de trois personnages, Matthias Grünewald (1470-1528), peintre du retable d’Issenheim (p. 9-32), Georg Wilhelm Steller (1709-1746), botaniste qui participa à l’expédition de Vitus Béring (1681-1741), le célèbre explorateur (p. 33-64) ; et l’auteur lui-même, W. G. Sebald, né le jour de l’Ascension, en 1944.


L’ensemble se veut narratif, et l’on hésite, en le lisant, à le qualifier de récit « mis en vers » ou de poème. Le poète rédige en quelque sorte trois viesexemplaires, celles d’hommes dominés, guidés par une passion, qu’anime le désir d’aller au bout d’une entreprise : la peinture pour Grünewald, une espèce d’absolu géographique pour Steller, une quête d’art et de mémoire dans le cas de Sebald lui-même.


La première section se présente comme une enquête sur la vie de Grünewald et sur ses réalisations picturales, ainsi que sur ce qui a subsisté de son œuvre. On apprend ainsi qu’il y avait dans la « cathédrale de Mayence, / trois volets de retables peints / sur les deux faces, l’un d’entre eux figurant / un ermite aveugle qui avec son guide / traversant à pied le fleuve Rhin gelé / est assailli par deux assassins / et battu à mort[…] » (p. 12-13). Le destin de ce tableau est remarquable : « Anno 1631 ou 1632 / ce volet […] a été, durant la guerre qui alors faisait rage, / enlevé et envoyé en Suède / mais le bateau ayant fait naufrage, avec beaucoup / d’autres œuvres d’art semblables, / il a coulé au fond de la mer » (p. 13). La fragilité de l’œuvre d’art, l’omniprésence de la guerre et du Mal, font partie des thèmes parcourant le livre de Sebald. On apprend que Grünewald a épousé une femme appartenant au judaïsme, laquelle, pour se marier, s’est convertie au christianisme. Sebald, auteur des Émigrantset d’Austerlitz, ne manque pas de rappeler l’histoire tragique des Juifs : « Elle est longue, on le sait, la tradition / de la persécution des Juifs, de même / dans la ville de Francfort-sur-le Main. / On rapporte que vers 1240, 173 d’entre eux / ont été en partie abattus, en partie / ont trouvé dans les flammes / une mort volontaire » (p. 14). Plus loin, chaque chapitre étant consacré à un tableau particulier, il sera question de la Guerre des paysans, qui se produit en 1525 : « Au milieu du mois de mai, Grünewald / était de retour à Francfort / avec son semis, le blé / était blanc pour la moisson, / la faux aiguisée trancha / la vie d’une armée de cinq mille hommes / dans l’étrange bataille de Frankenhausen, / où il ne tomba guère de cavaliers / mais où les corps des paysans / s’amoncelèrent en hécatombe, / parce que, comme pris de folie, / ils ne se défendirent / ni ne prirent la fuite » (p. 29-30). Dans une certaine mesure, le poème de Sebald interroge la cruauté de l’époque.


Steller, en ce qui le concerne, aurait pu connaître les douceurs d’une vie universitaire et serait indubitablement devenu un spécialiste reconnu en botanique. Mais, faisant fi de toute respectabilité bourgeoise, il préfère le charme de l’aventure incertaine, dût-il même y perdre la vie : « bien que le bruit courût que les autorités / allaient le nommer à très bref délai / à la chaire de botanique, lui faisant ainsi / une place dans la société bourgeoise, / Steller, quoique sans le sou, / avec guère plus que ses carnets en poche / prit dès le lendemain de son doctorat / la diligence pour Dantzig / ville assiégée / par les troupes russes » (p. 37). Le savant « au fauteuil sombre » s’est mué en aventurier, et l’émerveillement est au rendez-vous dès le départ : « Quand le bateau sortit de la baie de Dantzig / Steller, qui pour la première fois voyait / la mer, resta un moment sur le pont, / s’émerveillant de la navigation / sur l’eau, de la puissance et du poids, / du sel dans l’air et des ténèbres bannies / au fond de l’eau sous la quille. À gauche / l’extrémité du cordon de Putzig, / À droite la langue verte du Frischer Haff » (poème IV, p. 38). La magie du voyage est amplifiée par la magie des noms. À Saint-Pétersbourg, où il séjourne quelque temps : « les quais et les ponts, les rues et les places / les lignes de fuite, les façades et les rangées de fenêtres / n’émergent que lentement / du vide sonore de l’avenir », et plus loin on voit « des corps / mutilés, torturés à mort, / des criminels pendus / exhibés tout au long de l’avenue » (p. 39). Ainsi commence une aventure qui le conduira auprès de Béring, à l’extrême est de la Russie.


La troisième partie se présente comme une archéologie de la mémoire. Le poète remonte jusqu’au mariage de son grand-père, au début du XXesiècle, puis nous invite à nous glisser dans le cours de sa vie : « Nous sommes le 2 août 1943. / Le 27, départ de mon père pour Dresde, / dont la beauté, comme il en fait la remarque en réponse / à mes questions, n’a laissé aucune trace / dans sa mémoire » (p. 69). Un peu plus loin, c’est la destruction de Nuremberg qui est évoquée, à travers les yeux de la mère du poète : « ma mère / […] n’a pas pu aller plus loin / que la gare de Fürth. / De là elle vit / Nuremberg en flammes, / mais ne se souvient plus aujourd’hui / comment était la ville embrasée, / ni quelles émotions / elle ressentit en voyant cela » (p. 69). La question de la beauté et de sa destruction est ainsi clairement posée. Curieusement, elle ne laisse aucune trace dans la mémoire de ceux qui l’ont connue : à sa fragilité matérielle succède son évanescence mémorielle. Les images de destructions renvoient également à la peinture (et l’on retrouve ainsi les thèmes de la partie consacrée à Grünewald) : « À propos de la ville en flamme, / il y a au Kunsthistorisches Museum / de Vienne un tableau d’Altdorfer, / qui représente Loth / avec ses filles. À l’horizon rougeoie / un terrible incendie / qui détruit une grande ville. / La fumée monte de la contrée, / les flammes frappent le ciel, / et dans les reflets rouge sang / on voit les façades / sombres des maisons » (p. 69). On retrouve également les thèmes de l’œuvre en prose à venir : l’installation en Angleterre, l’évocation de ces « émigrants » (c’est le titre d’une des œuvres de Sebald) que le fascisme a chassés d’Allemagne : « Monsieur Deutsch, / originaire de Kufstein, / était arrivé, encore enfant, / en l’an trente huit en Angleterre. / Il y avait beaucoup de choses dont il n’arrivait pas à se souvenir / ; et certaines qu’il ne pouvait chasser / de son esprit » (p. 80).


Dans une certaine mesure on peut se demander si ce Poème élémentairene constitue pas un peu le laboratoire de l’œuvre à venir. Le poète y explore des lieux, des époques et des faits qui lui tiennent à cœur, manifestant une attention particulière au rôle de l’art et de la création dans un univers porté à la rage de la destruction, d’où la fréquence de références bibliques catastrophiques. Revenant à la peinture, le dernier poème évoque La Bataille d’Alexandred’Altdorfer, où le point de vue adopté s’ouvre sur une sorte d’infini, objet de la quête intérieure : « Au-delà de la bataille […] nous voyons / du Nord vers le Sud / nous voyons les tentes blanches / du camp perse dans l’éclat du couchant, / et une ville au bord de la mer. […] et plus loin encore à l’horizon, / dans la lumière qui peu à peu s’éteint / élevant leurs tours de neige et de glace, les montagnes / du continent inconnu / inexploré, africain » (p. 89).

 

Didier Gambert

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