Note de lecture

 

Didier Gambert a lu Ironiques, les abîmes ultimes, de Dalibor Frioux et Valéry Moletpréface de Paloma Hermine Hidalgo, éditions Sans Escale, mars 2023, 58 p., 15 €.

 

Les éditions Sans Escale, qui publient aussi bien des récits, du théâtre que de la poésie, ont inauguré récemment une collection « Poésie et Philosophie », bénéficiant du soutien financier de la fondation Jan Michalski. Valéry Molet avait déjà, en 2022, tenté une première mise en œuvre du concept avec la publication de Fermeture ajournée des zones d’ombre, ouvrage dans lequel il proposait un ensemble de textes poétiques alternant avec des proses philosophiques de Julien Farges.

 

Dans Ironiques, les abîmes ultimes, les auteurs n’ont pas procédé par entrelacement de textes mais par juxtaposition. Valéry Molet ouvre la séquence avec un ensemble de vingt-sept textes, dans lesquels on reconnaît des thèmes chers à l’auteur, puisqu’ils se trouvent répercutés d’un recueil à l’autre : l’amour de S, la Bretagne, Paris… Dalibor Frioux, dans une sorte de conte philosophique très proche en fin de compte de l’esprit caustique des Lumières (Voltaire, Boyer d’Argens, l’abbé Dulaurens) évoque d’une manière badine et distanciée comment un petit Candide, qui s’appelle Joseph dans le conte, cesse de croire en « Tchoupi » et découvre peu à peu l’empilement d’horreurs, de catastrophes et de massacres à quoi peut se résumer une bonne part de l’aventure humaine, et ne renonce pas. Il a toute la vie devant lui pour en apprendre davantage.

 

Il y a sans doute quelque chose d’oulipien dans le concept : rien ne dit que les deux auteurs se soient concertés. De fait, l’ouvrage tiendrait du coup de dés, en quelque sorte, et la disparate en serait le principe unificateur.

 

Valéry Molet nous propose des textes en vers libres la plupart du temps, mais aussi quelques textes rimés, voire des sonnets (« Le sonnet S », p. 20), textes dans lesquels il ne cède jamais à une vision poétiquedu monde (au sens du poétisme) mais recherche plutôt ce qui blesse et contrarie, ce qui choque, et témoigne peut-être ainsi d’une aspiration à un idéal que déçoivent sans cesse les images du réel : « Je marche dans Paris encore et encore / Dans ce dimanche terne qui porte / L’abîme du dimanche précédent / Et de tous les dimanches antérieurs. // […] J’écrase des peaux de rats aplatis par des pneus / Formant d’autres pavés ; / Les taxis taxidermisent. » (p. 18). Le lecteur de poésie retrouvera volontiers dans le premier vers un écho, volontaire ou involontaire, de « Zone » d’Apollinaire. Valéry Molet nous offre quant à lui une vision de néant, illustrant sur le mode de la répétition le thème de l’ « abîme ultime » dont le titre de l’ouvrage est porteur. Le bestiaire emprunte volontiers au sol, au sous-sol et aux égouts, à tout ce qui glisse et rampe ; on sourit volontiers à l’écho sonore dans lequel se trouvent pris de banals taxis. Il est rare en effet qu’on vole dans ces textes. Les oiseaux connaissent un destin cruel : « …il n’y a plus qu’à parler / De merde, de soleil percé et d’oiseaux / Déchiquetés par un pare-brise » (p. 9).

 

La Bretagne apparaît dans cet ensemble comme une terre d’enchantement (c’est un peu sa raison d’être depuis que le Moyen-Âge a donné forme littéraire à la Matière de Bretagne), une terre consacrée par l’amour, même si celui-ci ne s’épanche pas, reste retenu : « Et je revis ce que tu fus / Sur la côte des pierres rouges / Ao dar vein ruz / Tes âges hébergeant infiniment ta jeunesse, / Ton visage tourné vers le mien / Comme deux cœurs tartinés du même sang. // […] Dans l’eau profonde, je te pris dans mes bras / L’éternité s’abattit pour nous laisser la place. » (p. 28). Il y a de la discordance dans une telle façon de voir : le lyrisme ne serait pas loin, mais il est refusé. Les éléments, la pierre (le granit rose), l’eau, confèrent toute sa gravité à la scène.

 

Et toujours, au cœur de cet univers, aux aguets, la dérision : « Tu bailles quand tu sèches » (p. 29) et le sens de l’image cocasse ou imprévue, ou de l’humour : « Je me contrefous des arriérés de peines / Puisque tes rires et tes mensonges m’épargnent / Et explosent tel un pied sur une vive » (p. 29). Plus loin, il est question d’une « persillade d’étoiles » (p. 41), et aussi, au début de l’ouvrage, de « veines qui grésillent, / Telles lignes à haute tension » ou d’yeux qui « brillent / Comme des seringues de toxicomanes » (p. 12).

 

Ceci étant dit, des éclats de lyrisme sont perceptibles ici et là, qui constituent, dans la poésie de Valéry Molet, une chose nouvelle : « Ma belle, ma ravissante, ma splendeur / Comme le poète perse, je dresse ma tente / Avec ta coiffe blonde et tes sourcils idoines : / Je ris alors de mon ancienneté et de ta jeunesse / Qui prouvent combien l’immortalité est décalée, / puisque nous sommes là, à vie » (p. 37). 

 

Dalibor Frioux, de son côté, brode une fiction dans laquelle le prénom « Joseph », qui sert de point de passage entre les deux parties du livre (Joseph est le personnage de « marin parisien » qui apparaît dans le dernier texte de Valéry Molet), désigne le protagoniste de «Plus de mal que de peur » Conte philosophique.

Dans ce texte, comme je l’ai souligné au début, un enfant, un Candide, ou un Simplicius, découvre avec gourmandise toutes les atrocités dans lesquelles s’est illustrée l’espèce humaine depuis qu’elle tient la chronique des ses égarements. L’enfant, guidé par différents mentors, découvre avec gourmandise tout ce panorama de l’horreur. Dalibor Frioux redonne vie à l’ironie voltairienne. Voltaire, rappelons-le, vivait dans sa chair le souvenir des horreurs passées et devait, dit sa légende, se coucher chaque 24 août, date anniversaire de la Saint Barthélémy, grelottant de fièvre et d’horreur.

 

L’assemblage disparate produit en effet de la disparate : sans doute est-ce l’effet recherché. On passe de l’un à l’autre. Le monde semble bien être le lieu de la discordance : on y erre dans la banalité et la sanie des choses, mais il y a l’amour, et la Bretagne ; il y a l’enfance et toute l’histoire du monde.

 

Didier Gambert

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