à
propos de Franck Venaille,
L’Enfant
rouge,
Mercure de France, 2018.
On
ne devient poète, semble-t-il, poète lu et reconnu, poète
confirmé, que lorsqu’on accède à la dimension du mythe
personnel. Avec L’Enfant
rouge,
ouvrage paru peu de temps après la mort de son auteur, Franck
Venaille, peut-être pour donner une forme définitive à sa
cartographie mentale, convie le lecteur à revisiter les mythes qu’il
s’est lui-même créés à son usage.
Le
lecteur avait appris à connaître « l’enfant de la douleur
première », ainsi que « le marcheur d’eau » à
partir de La
Descente de l’Escaut,
dont la publication en 1995 (après, semble-t-il, que les éditeurs
sollicités, hormis François Boddaert, eurent refusé le manuscrit)
nous semble, un peu à la manière de ces primitifs flamands issus
d’une province tant célébrée par Venaille, ajouter un panneau
supplémentaire au polyptique que forme son œuvre diverse, inaugurée
en 1966 avec Papiers
d’identité,
et close, désormais, à moins que ne surgissent quelques inédits,
depuis août 2018.
L’Enfant
rouge
n’est pas un recueil de poèmes, ni un roman, ni une autobiographie
au sens strict, mais un texte hybride, un récit de poète qui semble
commencer par la fin : « Ensuite
je suis parti à la recherche de mon enfance. Tout se termine. Tout
recommence. »
(p. 11). Juché sur les échasses que donne le grand âge, si on en
croit Proust, Franck Venaille ajoute une nouvelle figure à sa
galerie de mythes. Il s’agit de « moi-de-onze-ans »,
rencontré dès la page 19 : « Il
existe une grande logique mentale chez Moi-de-onze-ans.
On
pourrait même se demander si, très jeune déjà, il ne s’est pas
voué à la recherche du point extrême de la douleur. »
Allusion sans doute à « l’enfant de la douleur première »,
associé à une fixation sur ce « moi de onze ans » dont
la trace était déjà perceptible dans Hourra
les morts
! (2003). Le lecteur de Venaille se rappellera peut-être que le
nombre 11 faisait déjà, dans cette même œuvre,
l’objet
de nombreuses variations, qu’il s’agisse du « onzième
arrondissement » de Paris, du « onzième cercle »,
etc. On pouvait déjà y relever cette phrase : « D’abord
j’ai eu 13 ans, puis 12, 11 enfin : après je ne sais plus »
(p. 16). 11 ans semble être pour Venaille l’âge de la prise de
conscience, l’âge indépassable. « Moi,
de 11 ans »
apparaît sous une forme légèrement différente dès Hourra
les morts !
De ce point de vue, les deux ouvrages se répondent, et explorent les
mêmes lieux. Il s’agit de revisiter la rue Paul Bert, où Venaille
a passé son enfance : « Aujourd’hui
je refais le voyage qui me conduit dans mon quartier. Il est mien. Il
m’appartient. Je l’ai aimé dans une sorte de toundra
sentimentale. Viendront les temps des prédateurs »
(p. 14). De fait L’Enfant
rouge
est une sorte de chant d’amour élevé à la rue Paul Bert.
Les
prédateurs sont déjà aux aguets, et le paradis de l’enfance se
trouve bouleversé par d’inquiétantes présences : « J’ai
souvenir d’un monde de décadence. Lorsque l’abbé me prend sur
ses genoux je compte ses pellicules parsemées sur sa soutane. Je le
laisse faire son prêche (c’est un causeur). Il chante des airs de
bordel. Il les fredonne plutôt. » (p.
14-15). Ainsi, dès le début, les apparences sont fausses. Les
fantasmes et le sexe se glissent sous les dehors de la sainteté. Le
traumatisme, lui, est évident, et le passage semble renvoyer, à
travers le temps, à Papiers
d’identité
(1966), première œuvre avouée et conservée : « J’avais
huit ans dix ans et je boitais de l’âme y es-tu, m’entends-tu,
loup, loup, loup François petit loup l’abbé m’a pris sur ses
genoux ça sentait la honte et l’encens ça sentait le péché. »
(p. 7). Venaille restera toujours d’une grande pudeur sur une scène
qui n’est que suggérée, mise à distance, mais qui figurait dans
le premier texte du premier recueil, si l’on excepte Journal
de bord I et II,
paru plus tôt (1961-1962), mais renié, et dont les exemplaires ont
disparu pour la plupart. Cinquante-deux ans séparent les deux
textes. Les motifs de la scène sont toujours là.
On
se demande si Venaille, très consciemment, ne joue pas, dans
L’Enfant
rouge,
à rabouter les deux extrémités de son œuvre, comme s’il
s’agissait de refermer le cercle qu’elle forme, de la clore sur
elle-même. Ainsi, la phrase suivante, concernant
« moi-de-onze-ans » : « S’il
le désire vraiment, les portes carnavalesques du paradis apostolique
et roumain [sic] s’ouvriront grandes sur lui, le sortiront de la solitude
des muets, de cette chambre où des mégots pendent du plafond sur
des cendriers renversés. »
(ER,
p. 99). Cette chambre, n’est-ce pas celle que l’on découvre dans
le troisième poème de Papiers
d’identité :
« Ce
soir tu es seul dans ta chambre, des mégots / pendent au plafond et
le cendrier est renversé. »
(p. 9) ? Étonnante cohérence d’une œuvre dans laquelle, par
ses textes, François Venaille, sortant de « la solitude des
muets », accède, par la voix de Franck Venaille, qu’il est
devenu sui
generis,
à cette vie seconde que donnent l’écriture et la publication.
La
rue Paul Bert, accueille la présence rassurante d’un merle nommé
Avril, avec qui l’enfant sympathise et dialogue. Il se manifeste
pour la première fois à la page 43 : « Moi-de-onze ans
possède
un ami sûr : un merle noir au bec jaune qui chante et siffle
L’internationale. […] D’emblée
je l’ai appelé Avril. Oui ! C’est ainsi qu’on le nomme. »
L’enfant rouge (communiste ?) échappe ainsi un peu aux
sortilèges de la rue Paul Bert. Avril réapparaît plusieurs fois,
porteur d’une forme d’espérance : « Bientôt
encore il laisse percevoir ce qui, désormais, le conduit loin du
credo communiste — il se demande : en quoi suis-je utile au
genre humain ? Comment propager la beauté ? »
(p. 57) Ne s’agit-il pas là d’une interrogation de poète ?
L’oiseau incarne la beauté : « Un
merle a-t-il une patrie ? Une idéologie ? Bien sûr. En
même temps il doit demeurer ce qu’il est : beau siffleur. Les
hommes m’écoutent et devant moi, l’un après l’autre, se
découvrent. J’ai connu cela un matin. Je chantais à pleine voix
Exultate, jubilate, exprimant
ainsi une sorte de bonheur mozartien à vivre. Ma demeure est hors de
ce monde. Je sers de messager entre la terre et l’au-delà, voyez
mes ailes. »
(p. 58). De fait, l’enfant est-il peut-être incité par l’oiseau
à partir en quête de la beauté, ce qui était déjà le cas dans
Hourra
les morts :
« c’est alors que je me suis mis à traquer la beauté. »
(p. 28).
La
rue Paul Bert n’en reste pas moins marquée par la présence de la
sulfureuse Violette Leduc (auteure de La
Bâtarde
et de plusieurs récits ayant fait des vagues dans les années
40-50), présente également de manière récurrente dans Hourra
les morts !
« Violette
Leduc, elle, quittera la rue
Paul-Bert plus
tard. Elle est. Elle sera toujours
La Bâtarde. Ici.
Dans cette rue. Ignorant jusqu’à mon existence.
“Pourquoi
partez-vous si vite ?” demande Violette un soir, lors d’un
dîner 20 rue Paul Bert à l’un de ses deux invités. “Parce que
je me fais chier. ” Et Genet, accompagné de son jeune amant claque
la porte. »
(p. 42). L’enfant rouge explore ainsi un univers fortement
polarisé, où Violette Leduc se trouve associée au non moins
scandaleux Jean Genet, tandis le merle Avril incarne un désir de
beauté et d’envol. Partout, la réalité sociale, politique, la
guerre, la déportation, la guerre d’Algérie, d’Indochine, les
pesanteurs morales cernent et accablent l’enfant.
L’Enfant
rouge
évoque également un autre mythe propre à Venaille, issu
directement de La
Descente de L’Escaut,
celui de la Flandre, sa « terre natale » choisie, celle
qu’il s’est donnée et a arpentée en suivant le fleuve de la
source jusqu’à la mer. Venaille s’exclame en flamand : « ik
ben de laaste graf van Vlaanderen ! Je
suis le dernier comte de Flandre, dis-je.
» (p. 55).
Ainsi, de références personnelles en références culturelles dûment
appropriées et intériorisées (Voyage
d’hiver
de Schubert et Müller, Pelléas
et Mélisande
de Maeterlinck et Debussy, Baudelaire « mon poète »,
Papageno et La
Flûte enchantée,
etc.) l’œuvre de Venaille se conclut avec L’Enfant
rouge
sur une synthèse particulièrement stimulante que l’on peut
aborder de deux façons : les amateurs et connaisseurs de
Venaille pourront confirmer les intuitions qu’à fait naître la
lecture du reste de l’œuvre. Ceux ou celles qui le découvriront
avec cet écrit ultime auront accès d’emblée, avec l’évocation
des lieux fréquentés par le poète dans son enfance, véritable
creuset, à la dimension mythique (au sens de mythe personnel) d’une
des grandes voix poétiques de ce temps.
Didier
Gambert
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