par Jacques Merceron
Une célébration des noces de la mer et du littoral
On n’entre pas dans la poésie de Jacques Guigou comme dans un moulin. Et pourtant, paradoxalement, il est au moins trois ou quatre portes pour y pénétrer1. Le mouvement le plus naturel est, au fil des pages et des mots, de se laisser guider parmi les lônes, de parcourir les laisses de mer, puis de laisser décanter et s’agréger le tout dans le paysage mental.
Les méthodiques se muniront de leur dictionnaire ou de leurs manuels de botanique et de conchyliologie. Lors de leurs déambulations, ils pourront épingler dans leurs herbiers de mots (et pour quel bonheur !) : lône (M, 5), martellière (M, 6), sansouïre (M, 9), engane (PC, 22) ; tamaris (M, 11) ; saladelle (M, 11), salicorne (PC, 23), seringat (M, 13), oyat (SML, 78), plumago (LI, 35), euphorbe (SML, 78), arapède (M, 22), telline (PC, 7), muge (PC, 4) ; immarcescible (M, 18), dirimé (SML, 50), boutisseuse (LI, 28), sagneur (PC, 24), palangrier (SML, 36), ardence (LI, 53) ; savourer des créations lexicales à partir du préfixe dé- : « Le désêtre a passé son trench-coat » (M, 15), « des éclats d’avenir / déténèbrent la plage » (LI, 11), « le sable d’ici / ne déparlera pas » (PC, 14). D’autres se soucieront comme d’une guigne du sens de ces mots pour ne savourer que leur intense pouvoir d’évocation sonore. D’autres enfin pourront s’enchanter, comme aux Nocturnes de Chopin, de l’utilisation hardie de mots à l’écoute des « lourds déchoirs » de la nuit (LI, 21) ou de l’instant où « la nuit sera fléchie » (LI, 47), se délecter de la grâce désuette de cet hui (« aujourd’hui ») (SML, 100), mais plus encore s’exalter avec le poète : « Espère l’arrivée du mot / qui contient tout » (M, 22).
D’ici là, le poète nous convie, de loin en loin, en son Royaume alexandrin de l’allitération rythmée : « Je suis dans ton sein noir comme un spasme naissant » (M, 3) ; « le sec et le salé / s’obstinent sur le sol » (LI, 10) ; « Le cœur enseveli / sous les cendres du signe » (M, 19) ; « Sèves des syllabes sur le point de surgir » (M, 23) ; « ces syllabes luisant sur le sable laissées » (SML, 20) ; « les rameaux du mûrier / arrachés par l’orage / raturent le rivage » (PC, 16).
Inlassablement, la poésie de Jacques Guigou célèbre les noces toujours renouvelées de la mer et du rivage, des marais et des roselières à travers des perceptions aiguës, des notations comme piquetées par petites touches : « l’élévation lombaire de l’autre vague » (SML, 8) ; « la mer flambe » (LI, 13) ; « les roseaux flambent / dans les marais » (LI, 27). Elle nous donne à percevoir l’iode et « l’odeur des hautes herbes » (LC, 20). Le rose vaporeux tamaris semble littéralement hanter l’imagination du poète. Chez lui, les mouettes sont « parolières » (et « calligraphes » (LI, 24 ; PC, 18) ; on entend la mer musicienne dont le langage est « fait de longues et de brèves » ; on perçoit « le contre-chant du vent du large », « le jazz de la vague », « le scherzo des flots » (PC, 11, 12, 13, 16).
Il ne faudrait toutefois pas croire que Guigou se contente d’évoquer n’importe quelle mer et n’importe quel littoral. Sa poésie est fermement ancrée en Méditerranée, notamment languedocienne, avec le Rhône en partage. Qu’on en juge : on y voit défiler le golfe d’Aigues-Mortes, le phare de Sète, le pin du Boucanet, les salines du Repausset, la pointe de L’Espiguette (Grau-du-Roi), le mas Quarante sols (Saint-Martin-de-Valgalgues), l’étang de Scamandre (Saintes-Maries-de-la-Mer) (PC, 4, 8, 17, 21, 22, 23, 24), Brasinvert et Vauvert (M, 12-13) On y aperçoit manades et taureaux, pêcheurs et barques, hommes des salins, et on y entend jusqu’au marteau des ouvriers résonant sur la coque des chalutiers (PC, passim).
En ces temps de morosité, et en dépit d’une face saturnienne avouée (M, 17)2, Jacques Guigou persiste à célébrer la vie dans ses tonalités ardentes, s’évertuant à attraper au vol des instants de grâce fugaces et tout à la fois « rapt d’éternité » (SML, 42) : « sur les sables / dansait / la grâce de l’instant » (LI, 19) ; « elle disait tout haut / son bonheur d’exister » (LI, 20) ; « sa vie n’est pas un songe / tout près / sonnent les syllabes de la gaieté » (LI, 34) ; « les tourterelles aussi / nous apportent l’espoir » (LI, 21) ; « le temps d’aimer est annoncé » (LI, 37) ; « jubile l’avenir déjà-là d’un Grand matin » (M, 6) ; « sur ce rivage un jour viendra porteur de / ce qui n'a jamais commencé » (M, 11). Et puis cette invite appuyée : « Prends ce qu’il te faut d’espoir / aux lèvres avides du nourrisson » (M, 16).
Le poète, finalement, nous convie à « la beauté de l’aube » (LI, 11), à sa « syncope bleutée » (LI, 30), aux « élans immuables de la mer » (SML, 26), à son spectacle de « plénitude absolue / de ce qui ne sera jamais perdu » (SML, 10).
(1) Monostiches (M), Montpellier, éd. l’impliqué, déc. 2024 ; Petite Camargue (PC), Frontignan, éd. Encres Vives (coll. « Lieu » no 397), mai 2024 ; Shores Embrace / Sans mal littoral. Bilingue français / anglais (SML), Paris, éd. L’Harmattan, janv. 2025 ; Là, inaltérant (LI), Paris, éd. L’Harmattan, fév. 2025.
(2) Qui se manifeste davantage dans Petite Camargue avec l’appréhension pour le poisson qui, comme la poésie, pourrait disparaître dans « un siècle qui inquiète », siècle habité par « des hommes / maintenant séparés / de la certitude des saisons ».
Dernière parution de Jacques Guigou : Là, inaltérant, L’Harmattan, 2025
Jacques Merceron : Médiéviste et folkloriste. Poèmes et notes de lecture en ligne : Recours au Poème, Terre à Ciel, Le Capital des Mots, Le Jeudi des Mots, Libres Mots… ; en revue papier : Décharge, Arpa, Nouveaux Délits, Verso, Diérèse, La Nouvelle Cigale Uzégeoise (haïkus) ; en anthologie : Le corps du poète ; Runes-Ruines (éd. Embarquement poétique). Recueils récents : Par le rire de la mouche (haïkus), dessins de Jacques Cauda, éd. Pourquoi viens-tu si tard ?, janv. 2022 ; Dans l’œil bleu ecchymose du ciel, Encres Vives (coll. Encres Blanches n o 812), printemps 2024 ; Ombrageuses fratries, Encres Vives n o 547, janv. 2015.
Présent dans les n° 65, 72, 74, 80, 83, 88 de Lichen.
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