Entretien avec un poète

Par Nadège Cheref 






Jacques Guigou
 
 
 


Photo Nicole Versini Guigou


 
C’est avec beaucoup d’émotion que j’ai le plaisir de vous faire entrer dans l’univers de Jacques Guigou, sociologue et poète français. J’ai eu la chance de l’entendre lire ses poèmes à plusieurs reprises et cela a toujours été des moments exquis. Je le remercie chaleureusement d’avoir accepté de participer à l’aventure de Lichen.
Jacques Guigou a eu aussi la générosité et la délicatesse de m’offrir l’intégralité de ses ouvrages poétiques, j’en suis comblée.

 

 

Présentation

 

Jacques Guigou est né en 1941 dans une ancienne famille de Vauvert où la médecine, la viticulture et la politique constituaient une solide tradition, Jacques Guigou ne s’est pas entièrement écarté des activités de ses ancêtres lorsque, après un doctorat de sociologie à l’université de Montpellier sur les jeunes ruraux, il a entrepris une carrière universitaire (Nancy, Algérie, Grenoble et Montpellier). En 1985, son doctorat d’État porte sur une approche critique de la formation. En 1991, il est nommé professeur à l’université Paul Valéry de Montpellier, puis professeur émérite en 2009.
La nécessité d’une intervention dans les contradictions de l’histoire par le faire, conjuguée à la contemplation du monde par le silence et par le dire, n’ont pas cessé de l’habiter. Auteur de plusieurs ouvrages critiques sur les bouleversements sociopolitiques contemporains, créateur des éditions de l’impliqué il est aussi cofondateur de la revue Temps critiques.
Dès les années 1970, Jacques Guigou écrit ce qu’il espère être de la poésie, car de celle-ci nous ne pouvons tout au plus que soupçonner la réalité comme nous le rappelle René Char dans son Éloge d’une soupçonnée. Il vit à Montpellier d’où il rejoint fréquemment « ce littoral dont le nom est un passage », pour y guetter la possible venue d’une parole, à l’instant où « témoin secret d’une étoile inédite/ dernier rocher de la jetée/fait pivoter le monde ».
Depuis le début des années 1980, les écrits de poésie de Jacques Guigou sont publiés en livres et en revues. En 2020, Poésie complète 1980-2020, rassemble l’ensemble de sa poésie publiée lors de ces quatre décennies. Il poursuit son cheminement poétique avec Sans mal littoral, son vingt et unième recueil édité en 2022, puis Petite Camargue en 2024.
Plusieurs de ses recueils ont été traduits, notamment en occitan, en chinois et en anglais.
Les nombreux récitals, lectures, rencontres, festivals, auxquels il participe sont pour lui moments de partage des voix primordiales.
Jacques Guigou est secrétaire du Bureau de la Maison de la poésie Jean Joubert.



Entretien

 
 
Cher Jacques Guigou, je vous remercie d’avoir accepté de participer à l’aventure de Lichen et de faire ainsi partager aux lecteurs votre talent et votre univers poétique.


Nadège Cheref : Votre premier recueil publié « L’infusé radical » date de 1980, à l’aube de vos quarante ans… Mais pouvez-vous nous dire quand est née cette irrésistible envie d’écrire de la poésie ? Vous souvenez-vous de votre premier poème ?


Jacques Guigou : L’infusé radical est composé de poèmes écrits dans la seconde moitié des années 1970. Vers l’âge de 34 ans, j’ai commencé à écrire des textes brefs, sous forme de fragments, parfois d’aphorismes, en tout cas toujours des formes brèves, que je ne désignais pas nécessairement comme des poèmes. Je ne me cachais pas, bien sûr que ces écrits pouvaient relever de la poésie, mais je ne me suis pas empressé de les qualifier comme tels. Il en est de même pour le mot de poète, auquel je ne me suis jamais identifié. Faisant circuler ces textes à quelques personnes, c’est elles qui ont nommé poésie ce qu’elles avaient lu.  
Mon rapport à la poésie est plus ancien. Dès l’âge de dix ans, pendant mes années de lycée, je lisais de la poésie ; j’apprenais par cœur des poèmes, mais je ne les déclamais pas en public. C’était mon jardin secret. Bien plus tard, avec le poète italien G.Ungaretti, j’ai su que la poésie contenait toujours un secret….
Adolescent, comme certains de mes amis, j’écrivais « des vers ». Pas seulement liés au sentiment amoureux, mais aussi donnant volontiers dans le genre épique…comme Victor Hugo, bien sûr ! Je me souviens de l’un d’entre eux, en alexandrins, qui évoquait un vaisseau chargé d’hommes errant, pris dans la tempête et suppliant le dieu de la mer de les conduire à bon port.
Enfant réservé, intériorisé et peu loquace, j’étais attiré par le chant, le chant choral en particulier. Il m’arrivait de participer aux répétitions du chœur de la paroisse protestante, car ma mère, musicienne, était cheffe de chœur. À la maison, au piano, elle préparait les cultes ou les récitals en chantant les psaumes traditionnels de la liturgie réformée. À l’oreille, j’apprenais par cœur certaines strophes des psaumes. (Marc Wetzel a parlé d’un « calvinisme lyrique » à propos de certaines de mes strophes !)
Il me semble que c’est dans cette exaltation qui me saisissait lorsque j’entendais la voix puissante et mélodieuse de ma mère chantant les psaumes, mais aussi des chansons françaises, que j’ai eu ma première expérience poétique.
J’ai découvert bien plus tard, lorsque j’ai commencé à donner des lectures avec des musiciens, que la poésie est d’abord chant : le chant du monde.  

N.C : J’ai lu dans un article que la Sociologie, puisque vous êtes également sociologue, c’était votre père et que la poésie venait de votre mère, musicienne.
Votre père a été un grand résistant pendant la Seconde Guerre mondiale et j’ai noté dans votre poésie une rébellion politique et sociale qui surgit comme un rappel à la réalité même comme vous écrivez l’amour, la sensualité… Pensez-vous que votre poésie est quelque part un acte de résistance ?


J.G : Dans l’article que vous citez, je parle de la politique du côté de mon père et de la poésie du côté de ma mère. Il est vrai que la sociologie n’est pas extérieure aux questions politiques.
Outre ses fonctions de maire de Vauvert et de médecin, mon père a mené des recherches sur l’histoire de Vauvert. Trois de ses livres en témoignent. Dès 1942, avec d’autres socialistes vauverdois, il a créé un groupe de résistants affilié au réseau Combat. Arrêté par la Milice, emprisonné à Nîmes, il a échappé de peu à une exécution.
Du côté de ma mère, la politique était aussi présente dans mon héritage familial puisque son oncle Gaston Bazile a été député du Gard, puis sénateur.
Si assez vite, j’ai écarté l’idée de faire une carrière médicale, je me puis en revanche passionné pour la chose politique et sociale. Mais c’est sous l’angle de la recherche et de l’écriture que finalement je m’y suis investi. Cet élan continue aujourd’hui, notamment avec une revue que je codirige, Temps critiques.
Il est vrai que mes premiers recueils des années 1980, contiennent des strophes où l’action politique et sociale est présente ; mais elle n’intervient pas directement ni idéologiquement comme on peut le trouver dans ce qu’on nomme habituellement la poésie engagée. Elle intervient de manière transfigurée comme tension entre l’individu et la communauté humaine. Souvent, cette implication politique se conjugue avec le sentiment amoureux. Je parlais alors de la conjonction de la praxis et de la poïesis; autrement dit l’intervention dans le monde et la contemplation du monde. Mais il ne me semble pas que j’ai cédé au mantra des poètes militants des avant-gardes du XXe siècle : la poésie et la révolution sont une seule et même chose.
À ce sujet, plus de trente ans plus tard, dans un essai intitulé Poétiques révolutionnaires et poésie j’ai critiqué les courants néo-avant-gardistes qui encore aujourd’hui veulent poursuivre dans cette voie pourtant devenue impasse depuis longtemps.
Mes écrits de recherches sociologiques et politiques ne sont pas exempts  de pages qui analysent et interprètent des formes de résistance ; cette dimension est absente dans mes écrits de poésie.
Dans des circonstances historiques cruciales, défendre une cause ou une lutte, soutenir un mouvement peuvent bien sûr inspirer des poèmes et nous savons certains parmi les plus grands. Saluons Aggripa d’Aubigné ; relisons les Feuillets d’Hypnos. Mais Les Tragiques, le poème épique de la « Grande révolution huguenote » (E.Leroy Ladurie), n’a en rien modifié le cours des guerres de religion ; comme le cours de la guérilla des Résistants provençaux n’a en rien été modifié par les poèmes que René Char écrivait dans le maquis et qu’il a ensuite publiés.
Autrement dit, la poésie en temps de guerre comme en temps de paix, la poésie pour les amis comme la poésie pour les ennemis peut être suggérée par un moment historique ; elle n’y intervient pas en tant que poésie. Ce sont les poétiques révolutionnaires qui, depuis les romantiques allemands, laissent entendre que la poésie « sauvera le monde ». Je m’en suis expliqué dans mon livre cité plus haut.
À son échelle, ma poésie n’est pas de cet ordre-là. L’intervention n’y est pas absente, mais c’est la contemplation du monde et la jouissance d’y vivre et d’y aimer qui la traversent.
Commentateurs de certains de mes recueils, Jean-Paul Gavard Perret y a vu « une manière humaine de faire face au réel » et Marc Wetzel « un panthéisme programmatique, humaniste et mystique, récoltant à leurs rythmes les possibles » ou encore « l’instant de grâce, le moment héritier de la totalité du temps ».

N.C : Nombreux de vos poèmes expriment l’amour que vous avez pour la nature. Cette envie de communier avec elle de lui donner vie et beauté me rappelle beaucoup le poète américain, Gary Snyder, qui a quasiment consacré sa poésie à la sublimer. Votre rapport à la nature est souvent très charnel, c’est une vraie déclaration d’amour presque inépuisable. Vos poèmes sont par ailleurs magnifiques. D’après vous, que voulez-vous transmettre et partager à travers ces poèmes ?

J.G: Voilà maintenant un demi-siècle que je compose des poèmes. Avec raison, plusieurs de mes lecteurs y ont perçu des périodes, des cycles, pour certains assez longs. Dans cette appréhension globale de mes écrits de poésie, avec raison ils y ont vu d’abord un moment où les contradictions de l’histoire, le passage du temps et les bouleversements de l’amour sont très présents. Dans un second moment (que je situe pour ma part à partir de Une aube sous les doigts publié en 1994 et que je nomme mon « cycle de la mer), c’est la nature, le cosmos et le chant qui prédominent.
Les rivages de la Petite Camargue où j’ai passé tous les étés dès ma première enfance puis mon adolescence, constituent alors la matrice, le milieu fondamental favorable à l’émergence de paroles singulières. Les vents, la lumière, le soleil, les sables, la mer, les lagunes, et les canaux  peuplés de leurs faunes et leurs flores ne cessent de m’enchanter. Car c’est un chant, un chant profond que je cherche à faire surgir de ces eaux primordiales. En 2010, j’ai titré un de mes recueils, Par les fonds soulevés.
Oui, partager ce chant du monde avec d’autres humains, j’y souscris. C’est ce que je tente dans les lectures, les récitals et les rencontres où je suis invité.
Transmettre non. La poésie ne se transmet pas, elle s’offre sans rien de plus attendre des autres qu’une présence dans l’instant de sa diction. Ma poésie ne contient pas de message ; elle ne cherche pas à communiquer, pas davantage à expliquer ou à convaincre. Elle n’est pas un discours.
C’est d’ailleurs pourquoi, dans mes lectures, je ne prononce pas un mot sur les circonstances de la composition de mes strophes. Je laisse bien sûr les organisateurs en parler s’ils le souhaitent.
Les présentations qui souvent accompagnent les lectures des poètes m’ennuient. La pédagogie de la poésie me fait fuir. Ce qui ne signifie pas que je dénigre les interventions des poètes dans les écoles. Il en est de même pour la quatrième page de couverture de mes recueils : pas de paratexte ni d’informations sur le livre et l’auteur. Lorsque mes éditeurs exigent du texte, je le réduis au strict minimum.
Je partage la position d’Ungaretti (oui, encore lui !) à ce sujet. Dans le livre de la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, Yvonne Caroutch relate que le poète italien « n’a jamais encouragé un débutant à suivre sa trace. À ses yeux, le don poétique n’est pas transmissible : chacun le réapprend pour soi ».

N.C : Cher Jacques, si vous n’aviez pas été poète (imaginons!!!), à travers quel art pensez-vous que vous auriez pu vous exprimer ainsi ?

J.G : Il m’est difficile, Nadège d’entrer dans votre question. Car je pense que la poésie n’est pas un art ; pas davantage de la littérature. Je m’en suis expliqué dans plusieurs écrits, notamment ici.
L’art, comme la religion, la culture, l’écriture, la politique, sont des institutions qui résultent d’une autonomisation de la vie. Elles apparaissent tardivement dans l’évolution d’homo sapiens. Or, la poésie, comme la musique et la danse, sont des activités humaines originelles bien antérieures à la formation des sociétés.
La poésie est la première parole de l’espèce humaine. J’entretiens à ce sujet un longue correspondance avec Julien Blaine qui dans ses Cahiers de la 5e feuille rassemble ses recherches théoriques et pratiques (la performance) sur les origines de la parole et de l’écrit.
J’ai beaucoup appris des musiciens en préparant nos récitals. « Dis tes strophes comme elles ont surgi dans ta tête et ton corps la première fois », me disait Christian Zagaria, musicien compositeur. Les rythmes, les répétitions, les silences sont constitutifs de toute poésie. La voix du poète devrait pouvoir retrouver celles des Aurignaciens, affirme Julien Blaine.
En bref, et pour ne pas esquiver votre question Nadège, je dirai que c’est probablement la musique comme mode vie que j’aurais pu pratiquer. Comme mode de vie, pas comme « art ».


N.C : Le poète est un des seuls artistes qui ne peut vivre matériellement de son art même en publiant (ou du moins c’est très rare), sa motivation est autre. Pourquoi d’après vous on est ou on devient poète ?

J.G : Un individu se découvre poète à son insu. À un moment de son existence, le voilà étonné de découvrir son penchant pour la poésie. Il est alors possédé par une ardeur pour dire les surgissements d’un instant de vie. Dans un recueil de 2013, j’ai nommé cet évènement, Exhaussé de l’instant.
Aucune motivation dans tout cela. On pourrait même avancer que si un individu attend d’être motivé pour commencer à écrire de la poésie, il y a lieu de formuler les plus grands doutes sur le résultat.
On devient poète en découvrant qu’on l’était depuis sa naissance, peut-être même sa conception…
La poésie n’est ni motif ni motivation, encore moins militance.

N.C : Quelle serait votre « définition » de la poésie ? Vous pouvez y répondre par un poème si vous le désirez.


La poésie n’est pas éruption
de laves langagières

Ni cendres de communication

Ni scories de messages

Elle est émergence d’une parole

Évènement d’une présence

Souffle d’une voix



Jacques Guigou
Apophtegmes inédits
© l’impliqué  2024
(Composés en contrepoint du thème choisi pour le Printemps des poètes 2025,
La poésie volcanique)    

 
 

 



Poèmes de Jacques Guigou




1)


Donnée de face

cette lumière étrangement nécessaire

cette lumière en ut

sur la gamme des Fauves

dans les remous du contre-courant

cette lumière

qui épelle grains à grains



2)

Vents de mars

qui argentez

les verts de l’olivier

vents de mars

gerçures des lèvres

pour ceux qui approchent le vide

vents de mars

ouverture du temps

vents de mars

vous voilà

vos visages ravis

dans les voiles là-bas


3)


L’orage de la nuit

n’a pas terni les sables du rivage

flamands et goélands

s’éloignent vers un espoir dhorizon

insensibles

à ce qui napparaît pas

hommes et chevaux

épuisent la patience des dunes

dorades et pêcheurs

répètent leurs fables

avant la prochaine lame de fond

celle qui apporte

celle qui unit

qui unit des vivants

séparés par lorage et par la nuit


4)


De la mer

ce matin

le marin ne dit rien

son nom est à venir

au large du Rhône

sars et syllabes abondent

cap au sud

vers nos aubes continuelles

et le silence du sillage

efface tous les motifs

qui nous feraient oublier la mer


5)


Aujourd’hui vent de mer

porte pluies de printemps

blotties sous la jetée

les mouettes se taisent

aux familiers d’ici

les mots se raréfient

l’heure sonne assourdie

au clocher de mairie

sur quai sur terrasses

les eaux hautes menacent

dans leur chambre à l’abri

les amants sont unis




Strophes choisies dans les recueils


Avènement d’un rivage (L’Harmattan, 2018)


Sans mal littoral (L’Harmattan, 2022)








Bibliographie


Petite Camargue, Encres Vives, 2024.

L'instant dénoue ce que la durée avait lié瞬间拆散 那时间以

前连结的. Traduction en chinois par Cheng Shu Cai. 

L'impliqué, 2023.

Incantations vauverdoises, L’impliqué, 2023.

Sans mal littoral, L’Harmattan, 2022.

Poésie complète 1980-2020. L’impliqué, 2020.

Avenimen d’un ribage. Traduction en provençal par Jean-

Claude Forêt. L’Harmattan, 2019.

Avènement d’un rivage. L’Harmattan, 2018.

D’emblée. L’Harmattan, 2015.

Exhaussé de l’instant. L’Harmattan, 2013.

Augure du grau. L’Harmattan, 2012.

La mer, presque. L’Harmattan, 2011.

Par les fonds soulevés. L’Harmattan, 2010.

Strophes aux Aresquiers. Traduction en occitan

par Jean-Marie Petit. L’impliqué, 2010.

Prononcer, Garder. L’Harmattan, 2007.

Vents indivisant. L’Harmattan, 2004.

Ici primordial. L’Harmattan, 2001.

Sables intouchables. L’Harmattan, 1999.

Son chant. L’Harmattan, 1997.

Elle entre. L’Harmattan, 1995.

Une aube sous les doigts. L’Harmattan, 1994.

Blanches. L’impliqué, 1993.

Temps titré. Dominique Bedou, 1988.

Ce monde au nid. Dominique Bedou, 1986.

Contre toute attente le moment combat. D.Bedou, 1983.

Actives azeroles. Presses du Castellum, 1982.

L’infusé radical. Saint-Germain-des-Prés, 1980.

 

 Photo Nicole Versini Guigou


 


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