par Nadège Cheref
Eric Sarner
Photo Dirk Skiba
J’ai eu la joie de rencontrer Eric Sarner lors d’une soirée d’anniversaire. Je connaissais bien entendu sa poésie que j’apprécie particulièrement mais ce soir-là j’ai découvert un homme chaleureux, passionnant, amoureux de la vie et surtout d’une grande humilité. Et je crois que finalement, c'était surtout mon anniversaire! Je lui suis reconnaissante d’avoir accepté spontanément de participer à l’aventure de Lichen. C’est donc encore un grand poète que je vous propose de découvrir et pour lequel j’ai beaucoup d’admiration.
Merci Eric Sarner.
Eric Sarner, poète, documentariste et également traducteur aime à se définir comme un « voyageur-chroniqueur ». Né au carrefour de plusieurs cultures, langues et climats, son travail aborde des thèmes, domaines et formes multiples, dans une cohérence secrète, au fil de coups de coeur.
Il a récemment publié :
"L'attraction du ciel", 2024, Ed. Les Venterniers, une suite de 22 poèmes correspondants au 22 arcanes majeurs du Tarot de Marseille.
"Lisbonne est une fable", 2024, Ed. Tarabuste, un récit de voyage, une dérive dans la géographie réelle et mentale de la capitale portugaise.
"99 codas", 2023, Ed. La Rumeur libre, 99 "fins de récits" … à ceci près que ces récits n'existent pas et sont à inventer par le lecteur.
"Sugar et autres poèmes", 2021, Poésie/Gallimard, un recueil en cinq parties : "Sugar", dans lequel la poésie croise la boxe ; "Expérience de l'hiver", "Petits chants de proximité", "Presque un chant d'errance", un lexique personnel de 80 mots de judéo-espagnol et "Petit carnet de silence", notes d'une semaine de mutité volontaire.
En 2014, Éric Sarner a reçu le prix Max Jacob et en 2024 le Grand Prix de poésie Robert Ganzo pour l'ensemble de son œuvre.
Invité à se définir, Eric Sarner affirme :
J’écris sur Fernando Pessoa et sur la boxe, sur les mères de la place de Mai de Buenos Aires et sur Marcel Duchamp, sur le ladino, la langue des juifs d’Espagne et sur l’art de Frank Sinatra. Je respire ainsi. Complètement. J’aime les puzzles.
Les choses attendent toujours qu’on les conjugue.
Nadège Cheref : Parlons de la genèse...Cher Eric, à quand remontent tes premiers souvenirs avec la poésie ? Te souviens-tu de ton premier poème et quels sont les poètes qui t’ont le plus inspiré ?
Eric Sarner : En dehors des petits poèmes que nous avons appris et récités à l'école, je n'ai jamais lu de poésie au cours de mon enfance. Il n'y avait pas de livres chez mes parents. J'ai donc pu penser que la poésie se résumait aux charmants petites comptines de Maurice Carême, par exemple. De petits poèmes que j'ai vite oubliés, tout en retenant le nom de leur auteur. Mystère. Cela dit, même là où il n'y a pas de livres, il existe une culture, des histoires, une histoire. C'est sans doute la curiosité pour cette histoire ambiante qui m'a conduit à la poésie : autrement dit, l'envie d'écrire est probablement venue de la vie et de la mémoire plutôt que des poètes et de leurs livres.
N.C : Tu as été inspiré par l’écrivain Jacques Stephen Alexis, le boxeur Ray « Sugar » Robinson et le musicien Chet Baker auxquels tu as dédié de magnifiques ouvrages. Des personnages de génie, d’univers différents et au destin singulier… D’après toi, qu’est-ce qui relie ces trois hommes ?
E.S :Je dirais que c'est moi qui les relie ! Non, je blague…Encore que …En tous cas, la vie de ces trois hommes se sont rattachés (à des époques différentes de mon parcours et sur des modes différents mais complémentaires), à quelque chose de l'ordre de la prise de risque. Jacques Stephen Alexis, dans le politique, "Sugar" Ray Robinson dans le sport. Chet Baker dans l'art musical. Je crois que le mouvement est la chose la plus importante du monde (avec l'amour, évidemment !). C'est la non-répétition qui fait le créateur. Chercher toujours…
N.C : Eric, tu m’as dit qu’on t’avait « classé » dans la catégorie des écrivains voyageurs...Ta vie est faite de voyages et de rencontres bien évidemment mais on note dans tes écrits un voyage intérieur, profond et sensible comme un langage, une manière de vouloir « être ». Est-ce que le voyage fait réellement partie intégrante de ta poésie ?
E.S : Écrire, créer en général revient toujours à aller chercher en soi des choses qu'on ne connaît pas. Il s'agit d'une exploration constante et donc d'une sorte de voyage intérieur. Ce n'est pas là un jeu de mots. Le voyage intérieur chacun le fait, même si tout est loin d'être conscient. Lorsque le "voyageur" parvient à traduire en mots (ou encore en notes de musique, couleurs ou formes etc.) son itinéraire, il a des chances de toucher l'expression poétique.
N.C : J’ai noté ton amour pour la vie et ta sensibilité qui effleure tout ce qui t’entoure, qui s’exprime parfois par la volonté de capturer des moments « qui n’existent déjà plus ». Est-ce que ta poésie serait aussi un moyen de ne rien oublier ?
E.S : Oui, j'aime bien cette idée. Par exemple, je suis un obsédé des listes (tenter de ne rien oublier !). Je veux bien croire que chaque poème est une petite notation, comme un mémo d'un instant - et il peut s'agir du plus banal des événements qui nous a suffisamment marqué pour que l'on souhaite le fixer. Pour ne pas le perdre.
N.C : Je voudrais aborder la boxe car je crois qu’elle a tenu une place importante dans ta vie.
Dans un poème, tu dis que tu as voulu faire de la boxe pour échapper à un amour maternel presque « asphyxiant » … Peut-être a-t-elle eu un effet salvateur ? La boxe tu la décris, pas seulement de manière esthétique mais surtout intimiste. Que retiens-tu de ces moments d’humanité dans les combats de boxe ?
E.S : J'ai en effet voulu échapper à un amour maternel envahissant. J'ai expliqué cela dans le recueil "Sugar". Cet amour m'a amené à une sorte d'idéalisation du monde sur le mode : il n'y a que le Bien, détournons-nous de tout ce qui n'est pas lui. À un certain moment, à l'adolescence, j'ai voulu "aller voir". Un "aller voir" qui m'a constamment tenu depuis. L'un des souvenirs les plus forts est le moment où sur le ring, le boxeur Ray Robinson qui vient de mettre ko son adversaire se précipite pour l'aider à se relever.
N.C : Enfin, c’est toujours ma dernière question… Quelle serait ta définition de la poésie, tu peux y répondre par un poème si tu le désires.
E.S : Je ne sais pas si on peut mieux répondre à cette question : la poésie qu'est-ce que c'est ? que par la fameuse parole de Valéry : "une hésitation prolongée entre le son et le sens" ! Je crois qu'il faut produire de la lucidité et de l'harmonie en même temps, même si c'est là quelque chose de désespéré et, justement, parce que c'est désespéré !
à Elias Sambar et à son peuple
La nuit est descendue ou presque,
Les nuages maintenant invisibles ou presque.
Tout de suite le temps projette
Une cohue de couleurs et brumaille.
Dès que possible il faudra faire silence.
À cet instant.
La campagne s’efface pour la seule raison
Qu’elle reparaîtra bientôt.
On pourrait croire que tout est simple,
Si simples les choses alors que nul n’a encore cherché à
Les cacher, même derrière leur ombre.
Quand sommes-nous donc ?
Entre jamais et nulle part suspendus.
Dans ce lieu où bientôt
Le tonnerre va rouler. C’est le destin quand il gronde,
Dans ces parages où l’eau fouette les eaux
Comme bêtes féroces,
Là où nous avons peur,
Comme chaque fois que nous avons peur
Pour de vrai.
A sinistra la morte.
A destra la morte.
Nous resterons devant.
***
LE COQ D’ODESSA
C’est un petit bronze, un coq en bronze.
Il surveille ma basse-cour depuis, oh je dirais bien plus d’un
siècle.
Car, voyons, tout fait histoire, longue histoire, n’est-ce pas ?
La plus petite chose, griffure, papier qui colle, un mot de trop,
le mot qui manque, un noyau de pêche, l’arête au creux de la
gorge,
la maladie, la botte, bref on n’a pas idée.
En tous cas, si je calcule bien, c’est en 1905 qu’ils sont partis.
Autant que je sache, personne n’est parti plus vite qu’eux.
Si, en fait, tous les autres.
Ils ont filé vers le port sans demander leur reste,
serrés dans leur sueur froide. Des chevaux innocents leur
couraient au cul. Des cosaques lunaires les chevauchaient,
mâchant leur haine,
recuisant leur haine sous la selle.
Massues levées. Gourdins.
Cravaches discrétionnaires qui passaient sur la foule.
Schlagues.
Et eux, les ancêtres couraient, toute la maison dans leur
serviette.
La serviette à la main pour essuyer leur bouche sèche.
Donc ça court au port. Les chevaux, les cosaques derrière.
Ça perd ses chaussures, sa jeunesse, son mouchoir.
Les cris. Les soupirs sur le pont. Les serviettes pleines de
larmes.
On va où ? Où ça peut. La Mer noire. Tout droit.
On se retourne mais une seule fois.
On serre ses mains. On se mouche. On chante à la petite qui
s’endort.
Il vaudrait mieux qu’elle dorme. Ainsi elle pourra mieux oublier.
Tout le monde espère qu’en dormant on oublie.
Que le sommeil vous sauve.
On lui chante une comptine pour compter en russe. Adine Twa Tri.
On lui dit Petit oiseau. On l’appelle Feygele.
Le vent monte. C’est sur la Mer noire.
…/…
Eh bien, c’est par la Mer noire que le coq est arrivé.
Il était précieux ce coq, le grand père l’avait coulé dans un
atelier,
dans une arrière-cour du pauvre faubourg de la Moldavanka,
à deux pas de la rue Vinogradnaïa
qui est maintenant la rue Isaac Babel
où je suis passé l’autre jour
guidé par mon coq en bronze.
Je me souviens que les mères tenaient les enfants propres,
Que le thé était toujours prêt dans le samovar,
Que les hommes croyaient seulement à ce qu’ils voyaient
Et que la nuit tombait tôt.
***
LIQUIDATION
En juste hommage à Bernard Heidsieck
Dans le Nord-Ouest vivaient les Tlingit,
les Chipewyan.
Un peu au Sud sur les plateaux vivaient les Chinook,
les Yakima,
les
Nez Percé.
Plus près du Pacifique, il y avait les Pomo et
les Yokuts.
Au Sud-Ouest vivaient les Navajo,
les Hopi,
les Apaches,
Les Pima et puis les Concho
et les Cuahuiltec.
Sur les grandes plaines du Centre on trouvait les Sioux,
les Cheyenne,
les Osage,
les Comanche.
Autour des Grands Lacs vivaient les Ojibwa,
les Sauk.
Plus bas vivaient les Choctaw,
les Timucua.
Le long de l’Atlantique il y avait les Iroquois,
les Huron,
Les Powhatan,
les Cherokee…
Mille tribus, croit-on,
cinq cent millions de personnes.
Justement, il n’y avait personne,
Ont dit les autres en débarquant.
***
(poèmes unitaires) :
À tel moment du jour,
la lumière rend visible le cœur des choses.
De l'être s’épanche là, quelque part,
dans cette cour sans charme
où un rayon vient cogner
une corde épaisse, interminable,
qui pend du ciel.
***
Portez-moi en haut de la montagne,
là où les arbres ne vont pas,
où la craie ne crisse plus
sur aucune planche,
là où la voix se perd
dans l’écume et la démesure.
Je trouverai une rampe de satin
au milieu de l’ombre.
***
S'arranger avec son corps
comme feraient des mains avec la mort ou la magie.
On
ne regarde guère le jeu.
Gouverne l'insensé, le maître aveugle,
tyran
virtuose sorti d'un ventre rouge.
Destin d'hommes et de créatures.
Une larme coule parfois dans l'effort,
elle n'est pas plus à soi que le reste,
longe la peau naïve ou savante,
glisse
jusqu'au bout de la chair.
Nous commençons à être
en soupçonnant ce que nous ne sommes pas.
Bibliographie Poésie
Eric Sarner est lauréat du Prix Tudor Arghesi (Roumanie) en 2013. Il a reçu le Prix Max Jacob pour son recueil Cœur chronique en 2014 et le Grand prix de poésie Robert Ganzo en 2024.
Depuis 1971, nombreuses lectures publiques et participation à des festivals et rencontres d’art contemporain en France et à l’étranger.
Monos, préface de Joseph Delteil, Éd. de la Grisière, 1971.
Trente-trois passages d'instants pour Giani, Manosque, chez Antoine Rico, 1974.
La mainmorte du comte de Mirabeau, Éditions de La Nèpe, 1982.
Jazz Encre, préface de Claude Nougaro, Éditions du Vent Noir, 1988.
Une lettre trouvée à Lisbonne, illustrations de Miguelanxo Prado, D.S.Éditions, 1995 (éditions en portugais, espagnol et anglais, Meriberica/Liber, Lisbonne 1998).
Petit carnet de silence, Éditions Dumerchez, 1996.
L'ombre de l'autre, déjà, avec une suite graphique d'Ismaël Kachtihi del Moral, Éd. Rencontres, 2000.
Sugar, Éd. Dumerchez, 2001 – et production théâtrale du texte m.e.s. V.Poirier, Paris, Confluences, 2004.
Minutes/montagnes, Tête à Texte suite poétique - Travaux graphiques de Giney Ayme, Éd. Rencontres, 2004.
Et comme emportes, on demeure, Éd. Dumerchez, 2008.
Presque un chant d’errance, sept segments, suite graphique d’Ismaël Kachtihi del Moral, Éd Rencontres, 2008.
Présent avec une intervention de Bernard Rancillac, «Les Livres pauvres» de Daniel Leuwers, H.C., 2009.
Éblouissements de Chet Baker, La Passe du vent, 2010.
Ballade de Frankie, Ed. Le Castor astral, 2011.
Cœur chronique, préface de Michel Deguy, Éd. Le Castor astral, 2013.
22 Figures au passage, illustrations de René Botti, éditions Les Venterniers, 2015.
Sugar et autres poèmes, Gallimard, coll. « Poésie », 2021.
99 codas (sans récits), Ed. La rumeur libre, 2023
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire