Entretien avec un poète

par Nadège Cheref





Kristell Loquet






Photo de François Daireaux



 

 


Il me tenait à cœur de vous présenter Kristell Loquet. Une femme aux multiples talents dont la prose poétique, sensible et sensuelle, m'a véritablement conquise. Humble et discrète, elle n'en reste pas moins productive, toujours à la recherche de rencontres et de créativité.  L'écriture continue au fil du temps à être au centre de son univers artistique. Et il y a toujours, autours, quelque part, l'ombre et l'amour de Jean-Luc Parant...

 

 

Présentation (rédigée par le poète) 

 

Kristell LOQUET est née en 1978, elle vit entre Sète et Illiers-Combray. Depuis 2005, elle anime les éditons Marcel le Poney spécialisées dans le genre de l’entretien (avec des artistes et des auteurs contemporains ; ses deux derniers livres publiés sont Un trait, c’est magique (entretien avec Christian Lhopital) et La vie elle est comme ça (entretien avec Pierre Tilman)). Ses éditions sont diffusées par Actes Sud. Elle prend part aux expositions, aux éditions des travaux (notamment la revue Le Bout des Bordes) et à la vie du poète et artiste Jean-Luc Parant depuis sa rencontre avec lui en 1999 à l’école des Beaux-Arts de Paris, rencontre qui fut pour elle essentielle, jusqu’à la mort de celui-ci en 2022. 




Entretien



Nadège Cheref : Chère Kristell, tu as été la compagne pendant plus de 20 ans de l’artiste Jean-Luc Parant. Il était sculpteur mais également poète. Et à travers nombreuses de ses créations sculpturales, les mots, la poésie animent l’œuvre plastique ou peut-être est-ce l’œuvre plastique qui habite les mots... En tout cas, la poésie tient une place majeure dans son univers créatif. Est-ce que l’envie d’écrire de la poésie ou du moins de l’intégrer dans ta prose vient de ta rencontre avec Jean-Luc Parant ?



Kristell Loquet : Comme je l’ai écrit dans un tout petit livre paru aux éditions l’Atelier contemporain en 2019, Une lettre, un suspens, c’est ma rencontre avec Jean-Luc en 1999 qui m’a fait renaître, c’est-à-dire qui m’a ouverte à moi-même et à l’écriture. Le tout premier de mes textes publiés l’a été par les éditions Tarabuste en 2001. Il s’intitulait Le Chant des cigales et c’était le récit d’une promenade amoureuse avec Jean-Luc. Ma vie de travail et d’amour avec Jean-Luc Parant a donc été le point de départ de mes textes. Il était mon absolu quotidien jusqu’à ce 25 juillet 2022. Depuis, il survit en moi et je survis en lui.


N.C :  Dans tes ouvrages, on note le thème du souvenir qui est récurrent. Le passé semble être un tremplin à l’émergence de l’écriture… Mais il y a aussi une empreinte charnelle et sensuelle très forte avec une nature qui fait corps avec tes émotions. Comment qualifierais-tu ton écriture ?


K. L : Ce n’est pas tant le souvenir, la chose passée qui m’intéressent que l’idée de capter les sensations du moment, ce qui rend ce moment essentiel. En fait, c’est bien plutôt le présent qui m’absorbe et que j’essaie de transcrire. Une sorte de moment de grâce dans un temps qu’il est impossible de retenir de toutes façons. Le rapport à la nature est aussi très important pour moi : c’est l’endroit où il n’y a plus de parole, plus de langage ou si peu. Je trouve que cet endroit est ainsi un écho hyper puissant, en négatif ou en contrepoint, à l’écriture.


N.C :  Si tu devais nommer un poète, un seul, spontanément. Celui qui t’as peut-être le plus transportée, surprise ou dérangée… Lequel citerais-tu ? Et pourquoi ?


K.L : Je pourrais évidemment te répondre « Jean-Luc Parant » mais il a fait totalement partie de ma vie alors c’est difficile de faire la part entre ce qui relève des sentiments et ce qui relève de l’analyse objective ! Je suis en train de lire la prose poétique d’Eugène Savitzkaya et je dois dire que je suis littéralement transportée par son écriture. J’avais toujours entendu parler de cet auteur par Jean-Luc qui l’avait croisé il y a très longtemps en Belgique à l’occasion d’une lecture publique. Mais je ne l’avais jamais lu jusque-là. Et je suis tombée il y a quelques mois sur un petit poème de lui, intitulé L’amour de loin et publié aux éditions La Pierre d’Alun, et j’ai eu envie d’en découvrir plus encore… notamment ses romans publiés pour la plupart aux éditions de Minuit. Romans si on peut dire, tant la frontière est mince chez lui entre roman et poésie. C’est ce que je trouve inspirant chez cet auteur : il est un peu en effraction dans sa propre écriture, effaçant les différences entre les genres, entre les catégories. Un écrivain libre.


N.C :  De nombreux artistes ont voulu associer leur art (pictural, sculptural, photographique etc...) à la poésie. Selon toi, à part le côté esthétique, qu’est-ce qui motive ces artistes ?


K.L : Précisément, ce qui motive ces artistes c’est de pouvoir être libres, sans frontières. Pouvoir regarder un même objet de différentes façons, avec différents angles de vue.


N.C :  Enfin, c’est ma dernière question. Quelle serait ta définition de la poésie ? Tu peux éventuellement répondre par un poème ou une citation si tu le désires.


K.L : J’aime beaucoup cette citation de Georges Perros qui donnait cette définition de la poésie, dans une lettre à Brice Parain : « Cette passion du réel qui fait longer des précipices… »




Extrait de Kristell Loquet 

De Asile maritime, à paraître en 2026 dans le recueil Portraits de lui sans lui – Dix récits-photos pour Jean-Luc Parant aux éditions L’Atelier contemporain.



« Lors des premières années de notre rencontre au début des années 2000, quand nous venions déjà à Sète en vacances, Jean-Luc m’offrait toujours, quand l’occasion se présentait, un galet peint par un certain Jo qui se postait souvent à l’entrée du môle, assis derrière une petite table de camping, dessinant et colorant des galets pour y représenter un voilier au large sous un soleil de plomb ou le phare Saint-Louis sous une nuit de pleine lune. Jo vendait ses galets pour une somme très modeste. C’était juste le plaisir de voir la mer et de la peindre incessamment qui le faisait présenter et partager ses galets. Il espérait sans doute que ceux-ci feraient ricochet chez ceux qui les lui achèteraient et que ces cailloux polis développeraient en halos chez les autres les éclats de sa propre joie. Un jour Jo n’est pas revenu. Je suis sûre qu’il est mort un galet dans une main, un pinceau dans l’autre.
Je marche sur cette bande de pierres, toutes extraites de la falaise du Souras voisine. Cette langue rocailleuse s’avance entre le port de plaisance à gauche et la mer à droite jusqu’au phare Saint-Louis situé à son extrémité. Je m’attarde et appuie mon corps de tout son poids sur le parapet, ma tête posée sur mes deux mains ramenées et croisées sous mon menton. 
Je regarde longuement l’horizon, la mer, ses vagues, les rochers, le ciment qui les retient au parapet. À la surface d’une plage de ciment je peux distinguer et lire les lettres capitales du prénom LISA gravées dans la masse avant que le matériau ait définitivement figé. J’imagine la joie intense de celui ou de celle qui les aura tracées, incrustant dans le « marbre » de cette jetée les quatre lettres de son amour rendu absolu par ce lieu, ce jour, ce fait accompli. Ces trois unités. Lettres gravées pour l’éternité, à l’opposé des tickets de caisse souvent si éphémères des Fables, mais concentrant pourtant la même puissante et immortelle poésie. 
De mon endroit en surplomb et à l’oblique, les lettres capitales de LISA peuvent tout aussi bien se lire en miroir : ASIL. Je réalise que je cherche la sûreté et la protection de cet asile maritime. Ici, en me concentrant très fort, je parviendrai peut-être à ne plus être poursuivie par mes souvenirs, à entrer à nouveau dans le refuge d’un présent continu, à retourner dans le temps sans fin ouvert par l’amour qu’on honore et qu’on chérit en tatouant l’écorce d’un arbre, en incisant la dureté de la pierre ou en gravant la fraîcheur du ciment.
La mer est agitée et fait claquer ses embruns contre les rochers en contrebas du parapet. La poussière d’eau se brise, et se laisse emporter par le vent jusqu’à mon visage. J’ai la sensation que la mer m’embrasse dans ce va-et-vient de poussière d’eau. Je pose mes lèvres sur la peau de ma main droite. Je lèche ma peau qui devient humide et, peau de bouche contre peau de main, je retrouve l’émotion d’un baiser avec mon bien-aimé. Ce baiser mouillé a le goût et la jouissance des embruns salés qui éclatent puissamment sur les rochers. »

 

 

 Photo de Kristell Loquet


 


Bibliographie : 

 


- Le Chant des cigales, Editions Tarabuste, 2003

- L’Hommaille, Editions Tarabuste, 2015

- Sous l’obscurité de mon manteau , Dernier Télégramme

  2018

- Une lettre, un suspens, L’Atelier contemporain, 2019

- Nuit de notre amour , Les Venterniers, 2020

 - L’Aumaille , L’Atelier contemporain, 2022

- Le temps est un peu couvert mais le soleil est là,  

  Editions Tarabuste, 2023

- Ginkgo écho, Les Venterniers, 2025

- Son prochain recueil, Portraits de lui sans lui – Dix récits-

  photos pour Jean-Luc Parant, paraîtra en 2026 aux éditions 

  L’Atelier contemporain.




 

 

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