Arno Vogelsang


Variations sur “Quand je vois passer un bateau”*

 

quand j'avais cinq ans je rêvais de faire le tour d'Afrique avec Tarzan caboter en Malaisie avec Corcoran me perdre à Shanghai avec Bob Morane J'apprenais à lire sur les cartes géographiques je préparais ma valise pour faire le tour du monde

écolier je me disais Quand je serai grand je ferai le tour du monde j'aurai un grand bateau un voilier en bois et je ferai le tour des archipels j'irai à Java Bali Bornéo aux Marquises aux Kerguelen quand je serai grand je prendrai le Transsibérien je traverserai le lac Baïkal en hiver en patins à glace je descendrai le Mékong et le Yang-Tsé-Kiang quand je serai grand je traverserai les jungles de l'Ouganda j'irai dans les vallées sauvages du Caucase où l'on parle des langues avec vingt cas et mille consonnes

adolescent on m'a enfermé dans une école pour que j'oublie ma jeunesse en étudiant des choses utiles et les vacances c'étaient des stages entre quatre murs parce qu'il faut construire son avenir sa carrière son CV faut être compétitif parce que la concurrence est impitoyable faut pas perdre son temps Juste après l'école je me suis enfermé dans un bureau avec des lampes à néon des fenêtres qui ne s'ouvraient pas avec un tas de connards sans foi ni loi et j'ai appelé cet enterrement « réussir »

à la maturité j'ai eu envie de tout foutre en l'air mordre dans les dernières années d'homme valide lâcher veaux vaches cochons et tous ces ingrats qui me pompent l'âme à longueur de journée et me lancer à l'aventure en vélo en train et en voilier en bois et vivre comme un vieux crétin itinérant jusqu'à la fin des temps Mais non mais non. Veaux vaches cochons faut s'en occuper on peut pas tout plaquer comme ça tout foutre en l'air sur un coup de tête ça se fait pas ces choses-là ça se fait pas, voyons, ça se fait pas

puis j'ai eu mille bobos qui m'ont cloué là où j'étais parmi les mioches qui braillent et les vieux en rollator et la pharmacie qui est juste à côté quelle chance faut pas trop s'éloigner J'osais pas sortir du pays je me disais dieu sait dans quel état sont les hôpitaux à l'étranger

et un jour un jour où je me sentais très vieux presque croulant très longtemps après mes cinq ans 

Un jour, je l'ai fait

 

* Chanson de Guy Bontempelli (1940-2014).

 






Né quelque part, Arno Vogelsang vit en Europe. Nanarchiste convaincu (définition: « si je pouvais écrire un nanar à succès, je ferais un maximum de pognon ; à bas la littérature savante, qui ne sert à rien »). Quelques textes publiés dans Doc(k)sOusteRealpoetikTwice, et, en italien, dans Prospektiva. C'est sa première apparition dans Lichen. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire